« Étude du monde » à bien des égards (V&E, 7), comme dit le protagoniste-auteur au cœur d’une méditation à la fois fragmentée et cohérente qui se mue en ce récit délicatement scandé qu’est Valses & enterrements. Étude fantasmatique pourtant, quoique centrée sur les ironies, langueurs et mélancolies d’un vécu intime et le désir, la logique même, des rapports accomplissables d’un vécu viscéral, sensuel, à l’écrit, son acte et sa pertinence fondamentale. Autoanalyse et autocritique, par conséquent, générées avec compassion, douceur et ce sérieux que mérite fatalement tout rapport à l’autre et à sa modulation poétique. La danse qui se trouve au centre du livre devient l’emblème du corps, d’un être-ensemble que défie et caresse la nécessaire solitude de l’auteur, de tout.e auteur.e. Drame dansant, bal masqué, de l’aveuglante et séduisante élégance de l’amour face à celle, s’imbriquant dans celle, d’une littérature visant haut quoique s’interrogeant implacablement sur son propre geste.
Au cœur du livre, ainsi, le drame du mortel, de la disparition, de l’inaccès aux absolus, à la permanence, à la beauté sous une forme stable, définitive. Écrire, c’est vivre-enterrer l’intime intensité de son propre vécu, c’est s’adonner à ce « travail de beauté » dont parle Titus-Carmel dans son Huitième Pli, tout en sachant à quel point la mortalité domine la conscience d’une présence au monde qui, minée par la tristesse d’une fugitivité, d’une absence même, nous replonge dans notre seulitude. La disparition inexorable des danseuses de Valses & enterrements s’offre comme « l’image de ma future mort »(17), avoue notre protagoniste-auteur. Ainsi, l’atmosphère qui flotte partout, malgré exubérance et fascination, reste largement automnale, verlainienne, saturnienne.
Si l’écrit, tel que l’imagine Blanchet ici, est le site du paradoxe de « notre impossible narration » (100), reste que le récit ne cesse d’esquisser une fine caresse musicale, rythmée, tournoyante, mais où le souffle de l’imaginaire, ces « quelques lettres sur la buée des fenêtres » (28), s’avère des plus finement capricieux, tendre, tristement souriant. Esquisser – « je ne sais qu’esquisser », nous confie le protagoniste-auteur (49) – : articuler une « fid[élité] à des inachèvements » (49), autrement dit au paradoxal, à l’impossible – à l’insaisissable même de l’existence, à sa non-possédabilité. Ce qui explique cette « impression [qu’a notre protagoniste-auteur] d’être ce qui s’agite devant ce que je raconte » (37). Comment échapper à notre nervosité, notre incertitude, notre non-savoir face à « l’étrangeté » (57) de ce qui est, sa violence avec ses séductions ? En assumer ses tensions, ses tiraillements, mener et surtout écrire, creuser, plonger définitivement, même si aveuglément, dans sa « vie de triste conquérant » (63). Mais non pas en « resservant » convention et rationalité, « inventant » plutôt, trouvant (invenire) la tonalité, les moyens énonciatifs, le souffle permettant de garder ouvertes les portes de la connaissance-reconnaissance et de « l’enseignement qui manque à ma vie » (93). Valses & enterrements est précisément ce poème en prose qui nous livre, avec son charme et sa souriante-sérieuse sensibilité, le récit d’une « valse triste » (97), l’histoire de ce qui manque à l’écrit, c’est-à-dire « la blancheur de ton cou » (101), cet émouvant et mouvant écran où Marc Blanchet cherche admirablement à inscrire une délicate et fuyante vérité surgissant au sein du subjectif.
Michaël Bishop
Marc Blanchet, Valses & enterrements. La Lettre volée, 2018, 104 p., 17€. Fiche du livre sur le site de l’éditeur.
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