Le temps hospitalier
Jean-Michel Espitallier évoque d’ailleurs ces attentats, la mort des amis de Charlie, éprouvée comme derrière une vitre, tant lui-même est anesthésié par la douleur.
Et le lien littéraire est là.
Philippe Lançon, blessé de guerre de ces attentats, a publié en 2018 Le Lambeau (Gallimard), ce livre si remarquable, si juste, si pudique sans rien cacher de ce qu’il vit.
La première année est le versant poétique du Lambeau, non que ce livre soit ce qu’on appelle de la poésie, même si l’on y retrouve à la fin, une « forme » qu’on peut reconnaître comme un écho de la poésie de Jean-Michel Espitallier, pas plus que le Lambeau ne serait prosaïque.
Simplement l’un est journaliste et l’autre poète, et leur tempo n’est pas le même, moins par l’influence d’une « profession » d’ailleurs que par l’essence de ce qu’ils ont vécu.
Le temps Espitallier est un temps plus discontinu, il y a le retour en arrière, les souvenirs lointains du début de l’amour, là où Lançon est dans l’immédiateté de l’attentat, sa violence inouïe qui le sépare en deux vies… Avant et après l’attentat est séparé par Rien, rien est au milieu, le trou, les jambes en noir du terroriste, la cervelle échappée du cerveau de Bernard Maris, l’écran du téléphone que Lançon essaie d’attraper sans le pouvoir. Avant a été balayé, flingué à bout portant.
Le temps Espitallier, c’est l’égrènement des souvenirs du début de l’amour, de la vie en commun, l’annonce de la maladie plusieurs années auparavant, les allers et retours à la maison et à l’hôpital, le corps et le visage de la tant aimée, et le chagrin partagé avec leur fille. L’événement est progressif, la mort peut être annoncée, sans que l’on veuille (et doive) jamais la croire :
« Personne n’est donc jamais revenu ? Même cinq minutes ? Même quelques secondes ? Le temps d’une étreinte ? Un dernier mot ? Juste un baiser ? (Ceci est une requête.) » (JM. Espitallier)
Dans les deux cas, l’hôpital où tente de survivre Philippe Lançon, où se rend quotidiennement Jean-Michel Espitallier pour voir Marina, avec ce temps si particulier aux hôpitaux (si bien décrit par Philippe Forest dans Toute la nuit (Gallimard), où sa fille se meurt), ce temps atone.
Ce temps hospitalier est également celui d’une sorte d’hospitalité de la douleur, du côté du retour à la vie comme du côté de l’allée à la mort. La douleur physique, morale, psychique, y est accueillie, apaisée, jusqu’à son extinction, d’une manière ou d’une autre.
« C’est d’une suite de naissances qu’il s’agit – chaque naissance effaçant les douleurs de la précédente sous le poids de celles qui les suivent » (Ph. Lançon)
Mais la tenue est la même dans les deux livres, exemplaire, jamais rien n’y est obscène, jamais rien n’est atermoiements, quand même bien l’on est bien en droit de pleurer aussi sur soi quand on vit de telles douleurs, physiques et/ou morales.
A l’un et l’autre va l’immense gratitude du lecteur pour la « droiture » de ces livres derrière lesquels il y a chaque fois un homme, seul malgré tout, chacun incroyablement honnête avec lui-même comme avec nous. Leurs blessures nous bouleversent, leurs récits, différents et pourtant proches, forcent notre respect et provoquent une vraie amitié envers eux, que nous ne dérangerions pourtant sous aucun prétexte.
Isabelle Baladine Howald
Jean-Michel Espitallier, La première année, Inculte,2018, 156 p., 17,90€.
Sur le site de l’éditeur
Philippe Lançon, Le Lambeau, Gallimard,2018, 512 p., 21€
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