1er REPRESENTATION DE RIENZI AU THÉÂTRE-LYRIQUE
Le gros... je n'ai pas dit le grand événement de la semaine, est, bien entendu, le Rienzi de M. Wagner. Si M. Wagner ne fait pas généralement plaisir, même en son pays, il faut convenir qu'il fait généralement question. Depuis un ou deux ans, surtout, il y avait trop de wagnérisme dans l'air. La petite secte se remuait beaucoup ; ils sont bien là une centaine qui font du bruit comme dix mille. En attendant qu'ils fassent révolution, ils font émeute, ou tout au moins esclandre.
Le terrain n'est pas mal préparé, d'ailleurs; je ne parle pas de l'éternelle famille des inquiets et des blasés, qui veulent du nouveau per fas et nefas (1), ni d'une autre sous-espèce très-amusante, celle de ces dilettantes sourcilleux et de ces artistes renchéris qui affectent d'apercevoir des choses inouïes là précisément où le commun des martyrs se récuse, d'éprouver des jouissances ineffables expressément aux endroits où la majorité du public s'accorde à bâiller ou à souffrir. C'est un rôle à prendre ; on le prend d'abord par vanité, puis il finit par envahir l'imagination et devenir sincère chez quelques-uns.
Je n'indique non plus que pour mémoire certains wagnérolâtres qui sont avant tout des intelligences en peine, des idéologues spécialement épris des théories pangénésiaques (2) de cet infatigable préfacier et brochurier : ces gens-là n'écoutent pas musicalement cette musique ; ils l'écoutent avec l'intellect, rêvant et sophistiquant à côté.
Je ne m'arrêterai pas davantage au cénacle de quatre ou cinq jeunes compositeurs français, qui ont trouvé intéressant de se ranger sous la bannière du pontife des incompris. Plusieurs, j'en jurerais, sont surtout préoccupés aujourd'hui de rétrograder décemment sur celle voie : car le service est dur sous un tel chef. Quel complaisant patronage attendre de l'éreinteur fielleux et furibond de Guillaume Tell et de Faust (voir la brochure Art et Politique), et de toutes les oeuvres en général de Meyerbeer, Mendelssohn, Halévy... (voir le Judaïsme dans la musique). L'homme qui montre tant d'animosité contre ses rivaux ne peut sentir que du dédain pour ses suivants.
Il y aurait bien d'autres variétés de wagnériens à esquisser ; mais, encore une fois, ce n'est pas aux divers meneurs de la secte que je m'arrête ici : il est incontestable qu'une certaine portion du vrai public demandait à poser de nouveau la Question-Wagner. On a applaudi plusieurs fragments symphoniques et choraux aux Concerts populaires, voire même au Conservatoire. Et fort bien faisait-on, car ils sont d'un grand et bel effet. Ce sont les mêmes qui furent applaudis dès les premiers concerts wagnériens à Ventadour. M. Wagner est moins contestable comme symphoniste que comme dramaturge musical. El comme les représentations de Tannhaüser [sic], à l'Opéra, avaient été brutalement interrompues, trop de gens étaient restés ainsi sur une curiosité inassouvie, et n'avaient pu faire la différence du Wagner de concert et du Wagner de théâtre. La plupart de ceux même qui avaient assisté à ces représentations, avaient mal entendu : le procès avait été plutôt tranché que jugé. Il est donc naturel qu'il revienne en appel. Seulement, nous croyons que le jugement réfléchi finira par confirmer l'arrêt tumultuaire.
Ce n'est pas d'aujourd'hui que nous le disons : nous sommes du nombre de ceux qui appellent la représentation française de Lohengrin, et, s'il est possible, de Tristan et Yseult, puisque « le maître » assure que c'est le premier ouvrage où il ait pleinement pris possession de ses rêves. (Je sais bien que ce dernier postulatum (3) est plus facile à formuler qu'à réaliser : l'opéra de Tristan, essayé, puis abandonné par certains théâtres allemands, n'a eu que trois représentations à Munich, devant trois séries d'invités!...)
Et je ne forme pas seulement le voeu sincère que ces opéras de Wagner soient montés ici, je souhaite qu'ils aient chacun un minimum de vingt représentations consécutives (aucun théâtre d'outre Rhin n'en a jamais tant donné, dans une année, du Tannhaüser ou du Lohengrin) ; et je le souhaite, afin que le public parisien, — et le public tout entier, dans ses subdivisions diverses — puisse à loisir se faire une opinion loyale, controversée, contrôlée, autant que possible définitive.
Personne n'eut été plus fâché que nous si, d'aventure, le Rienzi français était mort-né. Dieu merci ! il vivra largement et même brillamment tout le temps nécessaire. Mais le reproche capital que nous nous permettons d'adresser à M. Pasdeloup, c'est d'être allé choisir un opéra qui ne devait rien prouver dans l'état de la question.
S'il y avait eu insuccès, et s'il n'y avait finalement que demi-succès, il serait loisible aux wagnériens de dire encore : « Tant mieux, ce n'est qu'une oeuvre de jeunesse, un pastiche des genres, à la mode vers 1840 : c'est du Wagner avant l'hégire, ou plutôt ce n'est pas du Wagner du tout. Le maître a bien fait de rejeter toutes ces guenilles de la tradition. Ah ! si l'on osait donner Tristan ou les Maîtres chanteurs ! ... »
Les non wagnériens, de leur côté, pouvaient applaudir partout, comme ils l'ont fait à quelques endroits, sans pour cela s'engager : « C'est beau, pouvaient-ils dire, parce que c'est écrit dans les conditions bien connues de la langue et de la dramaturgie musicale. »
Nous n'avançons rien là qui n'ait l'aveu de M. Wagner tout le premier ; à peine avait-il besoin de le rappeler, dans ces quelques lettres publiées récemment, et fort habilement calculées pour sauvegarder en tout cas l'honneur du drapeau. Il eût suffi de reproduire ce qu'il a dit, il y a neuf ans, de Rienzi dans la préface des Quatre Poèmes d'opéras...
" Cet opéra, où l'on retrouve le feu, l'éclat que cherche la jeunesse, » (on voit pourtant que l'auteur est moins absolument sévère pour la plus désavouée de ses oeuvres de jeunesse que pour Guillaume Tell, les Huguenots, la Juive et Faust), « cet opéra, dit-il... a été conçu et exécuté sous l'empire de l'émulation excitée en moi par les jeunes impressions dont m'avaient rempli les opéras héroïques de Spontini et le genre brillant du Grand-Opéra de Paris, d'où m'arrivaient des ouvrages portant les noms d'Auber, de Meyerbeer et d'Halévy : aussi suis-je loin, aujourd'hui, d'attribuer à cet ouvrage aucune importance particulière ; car il ne marque encore d'une façon bien claire aucune phase essentielle dans le développement des vues sur l'art qui me dominèrent plus tard... »
La déclaration est-elle assez nette?
Ce ne fut que plus tard, en effet, qu'il entreprit toutes ces grandes originalités mêlées d'impossibilités qui constituent son génie individuel, quelques-unes involontaires et inaperçues de sa propre critique, mais la plupart très-voulues, au contraire, très-préméditées, très-puissamment transportées de la théorie à priori dans la pratique théâtrale, et d'autre part très-laborieusement exposées dans ses livres. Il serait sans doute inopportun de les discuter aujourd'hui, puisqu'il s'agit précisément du seul ouvrage signé de Wagner où elles ne se rencontrent pas. Mais ce sera pour quand on voudra. Sans vanité, je crois avoir un peu débrouillé ce problème apocalyptique. Grâce à ma vieille expérience de jeune archéologue, je suis du petit nombre des Français qui ne craignent pas l'ennui dans le travail. D'ailleurs, ces grosses dissertations transcendantales sont, avec un peu d'attention, bien plus faciles à pénétrer qu'elles ne semblent d'abord. Elles sont pleines de malentendus et d'illogismes. J'ose affirmer qu'il y a moins de bon sens et de vraie critique dans tel développement abstrait qui tient trois pages d'une préface wagnérienne, que dans certaines de ces boutades parisiennes dont M. Wagner prend occasion pour traiter les Français de singes. Il n'est pas donné à tout le monde d'être assommant. Il est bien entendu que nous ne nierons pas plus, dans un mois ou dans un an qu'aujourd'hui, le tempérament puissant et la facture prodigieuse de cette sorte d'Antéchrist en fa dièze. Encore moins oublierons-nous de marquer les réelles qualités du grand coloriste orchestral, et de rendre pleine justice aux belles pages qu'il a trouvées d'inspiration, quand il voulait, bien se rapprocher des conditions normales de l'art... Le procès de tendances resterait assez considérable contre le linguiste musical, et surtout contre le dramaturge.
Indiquons au moins les différences les plus immédiatement sensibles et les plus générales entre le Rienzi et le Tannhaüser. Dans le Tannhaüser, il y a plus à se fâcher et plus à admirer tour à tour ; les impossibilités du système sont audacieusement accusées, mais le coloriste musical est en possession de son éblouissante palette ; les parties qui se réfèrent plus docilement aux lois connues et normales de la langue et du drame musical, sont aussi d'une beauté vraiment neuve : bref, en bien comme en mal, le musicien est original, il est lui. Dans Rienzi il n'est encore, de son propre aveu, qu'un écolâtre de l'opéra français et de l'opéra italien ; les formes et les coupes traditionnelles qu'il a depuis si fort raillées, sont maintenues; mais entendons-nous bien ; quand, par exemple, il fait du style fleuri à l'italienne, il oublie d'y mettre la grâce et la vivacité charmante des maestri; il prend le moule, le patron, et rien de plus. Enfin, si tout est parfaitement compréhensible ici (jusqu'à la banalité parfois), la mélodie a le tort de traîner trop continûment une surcharge, ou pour mieux dire une sous-charge d'harmonie et d'instrumentation qui blase et fatigue vite les oreilles. C'est surtout par la violence et l'éclat de la sonorité que le musicien débutant se distinguait des maîtres qu'il avait acceptés pour modèles. Tout le monde a remarqué les analogies inévitables du sujet de Rienzi avec celui de la Muette. Rienzi est un Masaniello transporté à Rome, et transposé trois siècles plus haut, en plein moyen âge. C'est la faute de l'histoire. On a signalé aussi plus d'une ressemblance de détails avec la Juive... Mais il s'en faut bien que le livret vaille ceux de Scribe, si injustement critiqués. Déjà M. Wagner faisait ses livrets lui-même, et déjà l'on pouvait voir qu'il n'avait pas du tout l'instinct dramatique, C'est pourtant son ambition la plus obstinée !
Rienzi pourrait être ainsi qualifié : un choral d'émeute mêlé de marches militaires, en cinq actes. — La fable dramatique n'intervient qu'à de courts intervalles dans les ensembles, et il est sensible que l'auteur n'attachait lui-même qu'une importance bien secondaire aux amours de la soeur de Rienzi et du jeune patricien Adriano Colonna. L'ouverture est brillante : deux motifs de l'hymne Santo spirito cavaliere, et de la prière du cinquième acte, y sont fort bien employés ; mais comme ce motif de marche, qui revient plusieurs fois en la, puis en ré, est vulgaire avec son accompagnement lourdement plaqué et rhythmé ! et comme il serait honni de tout bon Wagnérien dans un opéra de Verdi !
Le premier acte est le meilleur à notre goût ; il respire une vie intense. C'est là surtout, dans les choeurs et les récits de l'introduction, qu'il faut applaudir ce « feu et cet éclat » de jeunesse dont le maître a bien voulu se donner acte à lui-même. L'écolâtre de 1842 ne se refuse pas l'agrément de quelques vocalises dans le duo et dans le trio. Le finale est encore plein de beaux et vigoureux effets. On peut déjà marquer une trop grande dépense de sonorité dans ce premier acte ; mais l'auditeur, encore dispos, ne se plaint pas.
Le deuxième acte commence de la façon la plus aimable par le choeur féminin des petits messagers rapportant dès nouvelles de paix. L'air chanté par la gentille coryphée (Mlle Priolat), a été demandé tout d'une voix : Weber l'eût volontiers contresigné. Après cette scène gracieuse, le plaisir du spectateur est à peu près fini. Les motifs du grand ballet militaire sont tous d'une insignifiance, tranchons le mot, d'une platitude absolue. Je passe sur bien des choses pour louer somme toute, le finale du deuxième acte ; à partir du septuor, c'est distribué comme les grands ensembles de Donizetti, mais d'une sonorité plus lourde et plus violente.
Le troisième acte est mauvais ; je n'excepte de cet arrêt sommaire que la prière des femmes pendant le combat, qui est originale et revient avec plus de bonheur encore en se compliquant de l'hymne Santo Spirito. Je pourrais aussi, par excès de conscience, signaler telles phrases ça et là ; mais elles sont noyées, abîmées dans le brouhaha presque continu d'une musique d'hippodrome : ce ne sont que marches, fanfares, pas redoublés, chants de guerre à pied et à cheval, chants du départ et du retour, choeurs de victoire, dont plusieurs m'ont paru reculer les bornes de la trivialité. La pauvreté des motifs n'est qu'imparfaitement dissimulée par les harmonies compactes dont ils sont presque partout sous-tendus, et par l'abus orgiaque des sonorités vocales et instrumentales.
On nous disait : « N'avouerez-vous pas que cette oeuvre est étonnante pour un compositeur de vingt-sept ans? Pouvez-vous nier que cet homme-là sache la musique? » Nous aurions beau jeu de répondre qu'il ne la sait pas plus qu'un mauvais maestro, dans bien des pages de ce second et de ce troisième acte ; mais enfin cela est exceptionnel chez lui : il y a tant d'endroits, ailleurs et même ici, où il la sait et la pratique admirablement ! Mais ce n'est pas tout de la savoir, il faudrait en faire toujours digne usage. Pourquoi sommes-nous si souvent tentés de répéter la spirituelle boutade de Rossini : « C'est un grand malheur que cet homme sache la musique ! » Pourquoi cet homme, qui la sait autant que personne, a-t-il fini par la désapprendre et la défaire à force d'hérésies systématiques ?...
Mais il faut finir. — Au quatrième acte, les oreilles saignent un peu moins; le bruit s'apaise par moment et le plan dramatique est mieux distribué : pendant l'entr'acte, une bataille a été perdue, et Rienzi est abandonné du peuple, les patriciens conspirent plus hautement contre lui, le légat, qui l'avait béni au premier acte, l'excommunie maintenant. Tout cela est fort touchant comme situations, mais, sauf quelques phrases à la fin de l'acte particulièrement, l'inspiration n'a rien de remarquable.
La prière de Rienzi, au dernier acte, est d'un beau caractère, elle a été très-justement acclamée. — Encore un petit retour de fioritures dans le duo suivant.
Au dernier tableau, le peuple vocifère devant la maison du tribun : le jeune Colonna, dont le père a été tué dans un combat, vient y mettre le feu. — C'est un spectacle original, que ce tribun dialoguant du haut d'un balcon avec la foule ameutée ; mais le public est à bout de forces, sa patience s'écroule en même temps que la maison de Rienzi.
Monjauze a vaillamment mené l'ouvrage : il s'y est montré artiste de grand opéra. Mme Pauline Borghèse s'est tirée à son honneur du rôle d'Adriano. On a fait venir d'Allemagne Mlle Sternberg pour... essayer de chanter la partie suraiguë de la soeur de Rienzi ; les moindres rôles sont tenus par des artistes tels que Massy, Lutz, Giraudet. Les choeurs et l'orchestre, augmentés dans une proportion considérable, ont fait merveilles. .. jusqu'à l'excès. M. Pasdeloup conduisait en personne !
Les décors et la mise en scène n'auraient pas été plus magnifiques si l'imprésario avait disposé de deux subventions à la fois.
Et maintenant, puisque cette épreuve ne compte pas, à quand Lohengrin? Je demande cet opéra, rien que celui-là, et non les cinq autres à la file.
Son outrecuidance M. Wagner affirmait, dans une lettre, que M. Pasdeloup n'avait pris la direction du Théâtre-Lyrique que pour jouer ses six opéras. Nous espérons que M. Pasdeloup protestera contre cette fanfaronnade : si le Théâtre-Lyrique est subventionné, c'est en faveur de l'école française avant tout, et M. Pasdeloup n'a jamais dû l'oublier.
Un seul opéra de Wagner suffirait maintenant à notre édification ; mais de grâce, que ce soit un de ceux qu'il avoue.
GUSTAVE BERTRAND.
(1) Per fas et nefas (du latin Per fas « ce qui est permis » et nefas « ce qui n'est pas permis ») est une locution latine qui signifie « par toutes les voies, par tous les moyens possibles ». (2) La pangenèse est le mécanisme hypothétique conçu par Charles Darwin pour expliquer l'hérédité. Gustave Bertrand en crée ici l'adjectif. (3) Principe non démontré que l'on accepte et que l'on formule à la base d'une recherche ou d'une théorie. (4) Quatre Poèmes d'opéras, traduits en prose française et précédés d'une lettre sur la musique, par Richard Wagner, Librairie nouvelle, Bourdillliat et Cie, 1861.
Wagner avait adressé cette lettre à Frédéric Villot, un des chefs de la critique musicale, au moment du Tannhäuser parisien. Les quatre poèmes d'opéra sont Le vaisseau fantôme, Tannhäuser, Lohengrin et Tristan et Yseult. La lettre sur la musique peut se lire en ligne sur wikisource.