Une merveille des Andes prise en otage à Jujuy [Actu]

Publié le 27 décembre 2018 par Jyj9icx6

Une de El Tribuno de Jujuy le 14 décembre
En manchette, le scandale Juan Darthés (voir mon article du 21 décembre)
en bas, une manifestation d'habitants de Purmamarca
Cliquez sur l'image pour une haute résolution


Au début du mois de décembre, le chanteur Memo Vilte a clôturé un chemin d’accès au Mont des Sept Couleurs (Cerro de los Siete Colores), une des merveilles du patrimoine naturel argentin inscrit au Patrimoine de l’Humanité depuis 2003. A ce titre, le site et son environnement sont inaliénables : ils ne peuvent être ni vendus ni achetés, que ce soit par un particulier ou par une personne morale. C’est un lieu public dont l’entretien dépend des pouvoirs publics légitimes locaux : municipalité de Purmamarca, province de Jujuy ou Etat fédéral argentin, ce qu’on appelle là-bas gobierno de la Nación

El Tribuno de Jujuy, le 7 décembre
En haut à gauche : une photo avec les écriteaux privatifs posés par la famille Vilte
En manchette, les mariés quechua : le gouverneur et sa "femme"
Cliquez sur l'image pour une haute résolution


Or Memo Vilte et son père prétendent être les propriétaires du lieu. Ils auraient acheté ces terrains, sans avoir pu, semble-t-il, produire un titre légal de propriété. Le chanteur, qui se répandu en vidéo sur les réseaux sociaux, dit avoir clôturé le lieu parce qu’il est chez lui. Dans un second temps, il a argumenter qu'il voulait nettoyer le site en vue de le transformer en amphithéâtre naturel, à ciel ouvert, au profit de la collectivité. La démarche est pour le moins contestable, surtout pour quelqu’un qui se revendique descendant des peuples originaires, lesquels ont l’habitude et une solide tradition de tout traiter sous forme de solutions collectives et holistiques et ce n’est pas le cas de cette privatisation sauvage, qui a empêché des touristes de faire le tour du mont, un must des circuits nationaux et internationaux (1).

El Tribuno de Jujuy, le 10 décembre 2018
On y voit le mont dans toute sa splendeur (photo de manchette)
Cliquez sur l'image pour une haute résolution


Memo Vilte, je vous en ai déjà parlé : c’est un excellent chanteur, une voix puissante et un talent incontestable. Mais c’est aussi un homme qui n’inspire qu'une confiance limitée à l'expérience. Certains festivaliers de Toulouse ont encore en travers de la gorge l’achat pour 20 €, soi-disant au profit de la communauté amérindienne de Purmamarca, d’un CD de ses chansons dont la plupart des acquéreurs n’ont jamais pu tirer un son. Le mien n’a jamais été remplacé par un disque lisible sur un lecteur de CD et je crois savoir ne pas avoir été la seule dans ce cas (2).
A partir du 7 décembre dernier, les habitants de Purmamarca ont beaucoup manifesté : ils étaient nombreux à estimer inadmissible la démarche du chanteur, qui avait osé apposer des panneaux explicites sur ses grillages : "Propriété privée – Entrée interdite".
Hier, l’affaire, qui a été plus d’une fois à la une de El Tribuno de Jujuy, est arrivée jusque dans des quotidiens nationaux, Página/12 (qui l’a mis en manchette de sa une) et La Nación hier, puis Clarín, ce matin (3).

El Tribuno de Jujuy ce matin
En manchette, à droite : l'affaire du Mont des Sept Couleurs
Cliquez sur l'image pour une haute résolution


Poussé par le scandale qui grandissait, le gouvernement provincial (4) aurait trouvé une solution négociée (sic) avec le soi-disant propriétaire, ce qui revient à accepter l’état de fait imposé par Vilte. On aurait attendu des pouvoirs publics qu’ils fassent intervenir la justice pour faire annuler le titre de propriété (si le chanteur est bien en possession d'un tel titre et de poursuivre le vendeur du bien et le notaire qui l'a établi) ou faire reconnaître la nullité de celui dont il se prévaut, puisqu’un site inscrit au patrimoine de l’UNESCO est inaliénable.
Il est probable qu’il est très difficile pour les artistes locaux de se faire connaître et de disposer de lieux pour se produire. Mais la violence est d’autant moins une solution que le monde culturel argentin ne manque pas de ressource pour confronter un Etat provincial et national qui se détourne de la culture, surtout avec des atouts aussi immobiles qu’une montagne et aussi célèbres que celle-là.
Pour en savoir plus : lire l’article de Página/12 d'hier lire l’article de La Nación d'hier lire l’article de El Tribuno de Jujuy du 6 décembre 2018 lire l'article de Página/12 d'aujourd'hui lire l’article de Clarín d'aujourd'hui lire l’entrefilet de El Tribuno de Jujuy d’aujourd’hui.
(1) Le Cerro de los Sietes Colores sera au programme du voyage culturel que Odeia vous propose en novembre prochain, au printemps austral, et que j’accompagnerai. J’en parlerai sans doute lors de l’après-midi Odeia du 17 janvier prochain, à Paris (voir mon article sur cette proposition). (2) Personnellement, j’étais conférencière invitée à cette même édition du festival de Toulouse. J’avais pris contact avec lui en vue de l’intégrer à mon carnet d’adresses qui me permet de concevoir, hors des sentiers battus, des activités exclusives et authentiques en Argentine pour les voyages culturels que je développe avec mes partenaires voyagistes. Son indifférence pour ce que je lui exposais m’avait laissée sans voix (à ce jour, c’est le seul acteur culturel argentin qui ne m’ait pas témoigné un enthousiasme actif suivi d’une efficacité certaine, comme l’ont toujours fait depuis près de huit ans tous ses autres confrères et consœurs qui vivent en Argentine). Quant à son ignorance profonde de l’histoire de son pays, elle était ridicule. Il prétendait pourtant "enseigner l’histoire" (sic) aux enfants des écoles à travers son répertoire de chansons qu’il envisageait (très vaguement) de faire tourner dans toute l’Argentine. Il m’avait en particulier affirmé, avec un aplomb stupéfiant, que San Martín était enterré à Boulogne-sur-Mer, dans le sud de la France (sic). Quand on considère que San Martín est en Argentine le Père de la Patrie, cela fait beaucoup d’erreurs en une seule phrase, puisque le grand homme repose depuis mai 1880 dans la cathédrale de Buenos Aires et que… Boulogne-sur-Mer ne se situe pas précisément sur la Côte d'Azur ni en Aquitaine ! Bref, j'étais restée suffoquée devant autant d’incompétence et de désinvolture (chez un musicien qui a par ailleurs un vrai talent) et j’étais sortie de cette entrevue convaincue qu’il n'y avait rien à attendre d’un bonhomme qui plastronnait ainsi tout en laissant échapper des remarques tâchées d’un racisme anti-blanc sous-jacent, tout aussi odieux que celui dont les Amérindiens ont souffert et continuent à souffrir de la part de trop nombreux descendants de colonisateurs espagnols. (3) Autant Página/12 et La Nación s’insurgent devant le caractère illégal de la privatisation d’un lieu public et patrimonial, autant Clarín prend l’affaire à la légère : il titre "Insolite : un artiste clôture le mont des Sept Couleurs". Comme s’il s’agissait d’une petite anecdote distrayante pour occuper le temps entre Noël et le Nouvel An !!! (4) Il faut dire que la province de Jujuy est aux mains d’un gouverneur qui a une très curieuse conception de la légalité. Alors qu’il est très indifférent, pour ne pas dire hostile, aux réalités amérindiennes de la population provinciale (qui compte de nombreuses ethnies précolombiennes), il vient de se marier, avec un tapage ahurissant (et quelque peu ridicule, tant la cérémonie était insincère), en rite quechua, parce qu’il ne pouvait pas épouser légalement sa fiancée, dont le divorce n’était pas encore prononcé. Depuis, ce divorce est intervenu et les tourtereaux ont convolé en justes noces devant un officier d’état-civil, comme le veut la loi (issue du Code Napoléon). L’Argentine ne reconnaît pas la validité du mariage religieux, qui est une démarche privée. Et - cerise sur le gâteau !, le couple présidentiel était invité à la noce, le gouverneur appartenant à la majorité nationale dont il est un élu-godillot dans toutes les dimensions du terme.