Roger Garaudy. Discours au Congrès international de la danse. Valladolid, 1992

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit
TEXTE DU DISCOURS INAUGURAL CONGRES INTERNATIONAL DE LA DANSE VALLADOLID LE 19 Octobre 1992 Roger GARAUDY

Martha Graham

Il n'y a d'art que sacré, car dans quelque religion que ce soit dire: DIEU c'est dire: la vie a un sens. Non pas un sens déjà écrit avant nous et sans nous. Mais l'exigence de rechercher à tous risques ce sens. Tout art véritable nous somme de poser la question du sens de notre vie, et projette devant nous de nouveaux possibles. MARTHA GRAHAM disait que la danse doit pouvoir dire en son langage ce que MICHEL ANGE ou SHAKESPEARE ont dit dans le leur. La danse est la synthèse de tous les arts, parce que tous les arts requièrent la participation de l'homme entier, et d'abord de son corps.
On ne "lit" pas une peinture, une sculpture, une musique, ou un monument comme on lit un traité de mathématique ou de gestion, avec sa seule intelligence. Car "comprendre" une oeuvre d'art n'est pas seulement affaire de pensée. Un esclave enchaîné de MICHEL ANGE irradie de sa force et de son effort l'espace qu'il entoure. Mon corps est pris dans ce champ d'énergie dont j'éprouve, sans médiation intellectuelle, dans mon torse, mes bras, mes cuisses, les vibrations et les tensions, les lignes de force s'emparent des fibres de ma chair comme si j'étais sommé de prendre la responsabilité de briser ces liens. Le bouddha de MATHURA, au contraire, aspire en lui l'espace et semble le détruire: la répétition rythmique des courbes stylisées qui dessinent ses sourcils et ses lèvres, comme des feuilles de lotus dont les contours appellent mes yeux vers la tige qui les rassemble et guide mes yeux vers la profondeur des eaux. Mon corps tout entier est entraîné dans une calme spirale. Le même mouvement rythmique des paupières qui se ferment, semble aspirer mon corps comme l'espace, non pour l'abolir mais pour l'ordonner à une unité plus harmonieuse et sereine. Comme un yoga en méditation d'où je n'émergerais du néant que pour retrouver le visage d'avant ma naissance. Recommencer une autre vie après une naissance purifiée. Le parcours d'une oeuvre "sacrée" me porte au delà de moi pour me faire prendre conscience d'une réalité qui me dépasse et à laquelle j'appartiens, d'un mouvement qui est "en moi" sans être "à moi". Je deviens un avec le tout, le tout vivant en moi. La visite de la cathédrale de Chartres, ou de celle de Notre Dame, même pour qui n'y vient pas avec une intention religieuse, est une dilatation de l'être. Je ne puis, physiquement, la traverser en ligne droite, du portail à l'autel. D'invisibles lignes de force s'emparent de moi, m'appellent à suivre les déambulatoires des nefs latérales, à passer de colonne en colonne, d'arc en arc, comme si je n'en finissais jamais d'entrer, de franchir des portes, en une sorte de rite initiatique, de pèlerinage où, même seul, je me sens entouré par une foule fraternelle, accompagné par elle, habité par elle jusqu'à ce que dans le cocon de l'Abside, après la marche silencieuse, au delà de tant de seuils, je me sente transporté dans une terre nouvelle, éclairée par d'autres soleils: ces rosaces de vitraux à dominante bleue, comme si le soleil illuminait la nuit sans la détruire, la "nuit lumineuse" que chantait SAINT-JEAN DE LA CROIX. Le silence, par le même paradoxe, est bourdonnant de ce dialogue avec les voûtes d'où est né le chant grégorien. L'art n'est pas sacré parce qu'il est destiné à un culte, comme tant de peintures ne sont pas sacrées parce qu'elles traitent d'un sujet "religieux". L'art est sacré  lorsqu'il ne me laisse pas intact, lorsqu'il me fait participer à une vie plus grande: l'Eglise d'Auvers  existe encore, et nous passons aujourd'hui devant elle comme devant n'importe quel édifice banal. Mais lorsque VAN GOGH la transfigure, elle nous fait revivre une agonie et une résurrection. Les murs de pierre grise et les toits de brique sont devenus chair et sang, sous la poussée d'un ciel d'un bleu torride et noirci de serpents de couleur. Mes muscles se tendent pour résister à cet écrasement, ils sont parcourus par toutes les courbes de ces murs gémissants, de ces tuiles sanglantes, arc-boutés au sol pour résister à la tenaille des chemins reptiles qui l'enserrent déjà, et à la pesée du ciel. Je participe tout entier à cet effort vers une impossible victoire. Une chorégraphie et une danse sont le prolongement, l'expression en gloire, de ces mouvements qui se sont ébauchés en moi lorsque j'ai vécu intensément de telles oeuvres. L'esprit y prend corps. Dans le corps du danseur se lève un autre moi, plus grand, qui n'est plus limité aux frontières de sa propre peau ou de la mienne, mais qui envahit l'espace et lui donne un sens. Il en suggère l'immensité ou l'étouffement, MARTHA GRAHAM, dans "Frontiers", nous fait physiquement éprouver l'illimité des grandes plaines d'Amérique et l'aventure humaine qu'elles appelaient.

Marie Wigman

MARIE WIGMAN, au contraire, dans toutes ses chorégraphies, hantée par l'écrasement hitlérien, nous fait éprouver l'espace comme une cage contre laquelle le corps s'arc-boute et se casse pour résister. Ce n'est pas un spectacle mais une célébration. L'art est le plus court chemin d'un homme à un autre. Par la danse, le mouvement signifiant d'un corps induit directement l'ébauche de ce mouvement dans un autre, et, avec ce mouvement, le sens qui l'anime. Elle crée ainsi une communauté, non pas de "spectateurs", mais de célébrants. Car la participation d'une communauté à une signification commune, à une interrogation commune, crée une communication qui est autre chose et plus que l'ensemble des individus qui la composent. Ce dépassement est au principe du sacré. C'est cette communion avec l'autre et l'appel au tout autre, à l’au delà de soi qu'elle suscite, qui, dans toutes les grandes civilisations à leur apogée, ont fait de la danse un langage du sacré. Ce qu'il y a de sacré, dans la danse ce n'est donc pas de prétendre illustrer la liturgie de telle ou telle croyance, c'est cette exigence de totalité de l'homme, corps et esprit. C'est aussi cette puissance d'arrachement aux gestes quotidiens utilitaires ou protocolaires, préfabriqués par les contraintes de la machine ou de la tradition. Cette volonté aussi de dépassement du chaos. La danse a une dimension prospective, prophétique, lorsqu'elle ne se contente pas de refléter le chaos de notre décadence ou de projeter dans l'avenir ce reflet, mais lorsqu'elle tend à en suggérer le dépassement. Je voudrai s dire ceci plus concrètement en prenant des exemples dans le théâtre de ceux qui ont vécu, comme nous, le chaos de l'effondrement des anciennes valeurs. CERVANTES écrit un siècle après l'ouverture d'un Nouveau Monde, il est soldat à la croisade de Lépante contre les Turcs; intendant de la préparation de l'invincible Armada, il a vu chavirer le destin de l'Espagne. SHAKESPEARE est né cinquante ans après "l'utopie" de THOMAS MORE et du " prince  de MACHIAVEL", dix huit ans après la mort de LUTHER. Il a vingt deux ans lors de la destruction de l'invincible Armada, vingt trois quand ELISABETH fait décapiter MARIE STUART. Dix ans après, il ouvre son "Théâtre du Globe", théâtre des tempêtes de la Renaissance. Que de mondes et de projets SHAKESPEARE a vu naître et mourir. Comme CERVANTES. Leur enracinement dans ce siècle de fauves et d'orages leur a permis de donner des oeuvres nous faisant vivre l'angoisse et l'espoir du sens dernier de la vie. 1605. "Le Roi LEAR" révèle la décomposition du monde "où les fous mènent les aveugles" (Acte I, sc.IV). Le Roi n'est plus que "morceau de ruine". Il pose la question cruciale: "Qui pourra me dire qui je suis ?"(1) « Je sais qui je suis” (2) répond DON QUICHOTTE (1,5), le chevalier prophète qui eut la grandeur de croire que l'idéal est plus vrai que le réel, lui aussi terrassé, lui aussi au fond du malheur. Mais habité par le projet fou de lui donner un sens. Nous avons là, à l'état naissant, deux manières de se tenir dans le monde, l'effort proprement humain et divin d'affronter le chaos, de le surmonter, de le transcender. Telle est, dans les arts, l'expérience de base de la transcendance, qui nous permet de comprendre même si nous ne les partageons pas, la naissance des projections divines dans le coeur des hommes.
(1) "WHO is  that can tell me who I am ?" (2) « Yo sé quien soy »
Les arts, et plus que tous les autres la danse, sont sacrés parce qu'ils sont le contraire de l'histoire déjà faite, de l'histoire du passé. Ils sont l'histoire en train de se faire, l'histoire de l'avenir, et non pas celle des dominations. Celle des empires, des généraux et des despotes, des négoces et des guerres. De tout ce qui a meublé le temps illusoire des défaites de l'homme. Tout ce qui a tenté de détruire l'éternité vivante. Jules CESAR ne joue aucun rôle dans ma vie. Il n'existe que dans nos manuels scolaires. Comme RAMSES II dans les véritables "bandes dessinées" des bas reliefs retraçant à KARNAK ses massacres. Ils sont le négatif de l'histoire, de la fausse histoire, de plus en plus destructive en fonction du "progrès" dans l'efficacité des armes, qu'elles soient militaires, économiques ou médiatiques. La véritable "histoire" est celle de la Création, de la création continuée de l'homme par l'homme, "l'histoire sainte" de l'humanité, faite d'arts révélateurs du sens divin de la vie et annonciateurs d'avenir. A l'inverse de l'histoire linéaire triomphaliste, toujours écrite par les vainqueurs,  l'histoire sainte de l'humanité ne s'inscrit pas sur de telles courbes. Le temps y est réversible: les bâtisseurs de Chartres, de la Mosquée de Cordoue ou du temple de Boroboudour sont mes contemporains. Ils font partie de ma vie pour l'enrichir de dimensions nouvelles, pour dilater mes poumons dans tous les espaces sacrés, si différents, mais tous indicateurs de transcendance : l'espace de la cathédrale, de la mosquée, ou du temple hindou. La Baghavad-Gita ou les Upanishads me sont immédiatement présents pour me ramener au centre de moi-même. Les musiciens dix fois millénaires qui ont un jour capté le souffle du vent dans le creux des roseaux cassés pour en faire une flûte, ou la plainte des blés se courbant dans les aoûts pour en faire une harpe, ne sont ni plus anciens ni plus nouveaux pour éveiller nos amours, notre foi, nos angoisses ou nos élans. SAINT-JOHN PERSE est contemporain de PINDARE ou du Ramayana, MARTHA GRAHAM est contemporaine du dieu SHIVA, le seigneur de la danse, du moins pour ceux qui en visent les appels. Moments intemporels de la création de l'Homme, éternité vécue en chaque instant, leur présence en nous s'appelle la culture. L'art est au centre de cette vie "poétique", créatrice et amoureuse, en dehors du temps linéaire, illusoire et agressif. La danse, comme tous les arts nous aide à prendre conscience que la vie n'est pas cette petite et fausse vie, entassements de choses et de mouvements qui sont l'étoffe du temps et nous coupe de la vie totale. Le temps tissé par tout ce que l'on peut programmer: la fiche de pointage à l'entreprise, la calculette pour le super-marché, la programmation de la vidéo, la date optima pour changer la voiture, la liste, en un mot, de ce qui fait la trame du temps. Ce qui en fait la grille: toutes les images de la vie que la télé m'empêche de voir, tous les parfums d'humus ou d'océan que le pétrole ou le tabac m'empêchent de sentir, toutes les rumeurs des vents et des gens qui m'entourent, et peut-être leur bonheur de se dire, dont me coupe le walkman des foules solitaires en m'enfermant dans sa cage sonore avec la danse de SAINT-GUY du rythme binaire suggéré à mes pieds, et au claquement de mes doigts. Nous voilà "branchés", branchés sur la plus fausse vie des colts, des flics, du rock, des pubs, robots télécommandés branchés sur la cage du temps. Vivre de la vie des arts, de leur dépouillement du chaos, crée un nouveau regard. Ce regard qui ne s'attache pas au partiel mais qui découvre en lui le tout et l'avenir qu' il désigne. Tout être fini (et il n'y a d'être fini que par le découpage mécanique du réel à la tronçonneuse des concepts et des mots) est le témoin et le signe de ce qui le dépasse, un indicateur de transcendance. Voir le papillon dans la chenille, la sainte dans la prostituée, l'aigle dans l'oeuf, le frère dans mon prochain et mon lointain, dans le sourire éphémère du jasmin, la résurrection éternelle du printemps. Tel est le regard de l'art sur le monde. Mais, comme dit de Jésus l'Evangile, "Il a joué de la flûte et nous n'avons pas dansé". (Mt. X I, 16-17; LUC V I I, 32). Aidez nous à retrouver ces dimensions perdues de l'homme au cours de tant d'occasions perdues de l'histoire. Ne nous laissons pas aller à imiter le passé, ni à refléter le présent, ni à confondre l'avenir avec la nouveauté à tout prix, fût-elle absurde. Il est vrai que la tentation est grande de confondre l'originalité avec la singularité. Le commerce et l’argent y poussent. Dans cette religion nouvelle qui n'ose pas dire son nom : le monothéisme du marché, tout pousse l'artiste, qu'il soit peintre, musicien ou danseur, à présenter toujours des marchandises inédites parce qu'elles se vendent mieux dans les galeries de peinture, à la télévision ou chez les entrepreneurs du spectacle, de la chanson ou de la danse, en un mot: sur le marché de l'art. Le plus novateur de nos peintres, l'inventeur, plus profond que PICASSO, du cubisme, JUAN GRIS, disait: "La puissance d'un véritable créateur exige qu'avant de le dépasser il mesure la grandeur du passé qu'il porte en lui ". Ce n'était pas un appel à un retour au passé mais au contraire, à condition de ne pas ignorer ce passé, à son dépassement.

Masque d'ivoire du Bénin (début XVIe s.)
Reproduit dans "Comment l'homme devint
humain" de Roger Garaudy

C'est par excellence, la mission de la danse: le masque africain, sous lequel s'exécute la danse, est un condensateur d'énergie, rassemblant les forces éparses de la nature, des ancêtres, des dieux, des vivants et des morts, pour les irradier dans la communauté et créer des noyaux plus denses de réalité et d'énergie. Telle est la mission universelle de la danse : réveiller en l'homme le Dieu qu'il porte en lui. Dans un monde physique qui tend incessamment à se défaire, et dans une épopée humaine qui, dans la décadence actuelle de l'Occident, semble s'abandonner aux dérives suicidaires de l'entropie, les arts, et la danse qui en est la synthèse sont un effort de remontage de l'Univers, un noyau de résistance au non-sens pour être l'annonciateur d'un ordre plus riche de la vie. Pour exalter ses forces montantes: le travail, l'amour, la révolte contre le non-sens, la beauté et la foi. Envoyer par e-mailBlogThis!Partager sur TwitterPartager sur FacebookPartager sur Pinterest Libellés : Arts, Documents, Roger Garaudy