" Au début du XIXème siècle, à mesure qu'elle s'ouvrait au reste du monde, l'Europe aurait pu choisir de construire la mondialisation sur une base égalitaire dans le respect du droit et des cultures de chacun. Mais la volonté de dominer ce monde l'emporta, avec la mise en place d'un système international organisé sur un modèle hiérarchique reléguant ceux qui étaient extérieurs aux vieilles puissances dans la catégories des colonisés ou des dominés, comme le fut la chine au XIXème et au début du XXème siècle. Ce choix, porteur de conséquences majeures, aurait pu trouver son point final dans l'épisode de la décolonisation, si celle-ci s'était passée convenablement. Ce ne fut pas le cas. Menée tambour battant, en l'espace de deux décennies, elle a largement échoué. D'abord parce qu'elle s'est souvent faite de manière violente, contribuant à alimenter et à aggraver la méfiance de part et d'autre. Ensuite car elle a débouché sur la construction, plus bricolée que pensée, de nouveaux systèmes politiques inadaptés à l'histoire des sociétés qui accédaient à l'indépendance. D'où une cascade d'États en faillite, de coups d'État militaires, de pulsions autoritaire ou populistes...
Nous sortons de la grammaire classique de la géopolitique où les rapports de puissance étaient le moteur des relations internationales. Aujourd'hui la géopolitique est complètement dépassée par la configuration sociale du monde : les inégalités sont telles qu'elles créent des situations de décomposition et de tension à l'origine de la plupart des conflits qui ensanglantent la planète. L'insécurité alimentaire et sanitaire pèse considérablement plus lourd dans l'avenir de la stabilité internationale, et donc de la paix, que les missiles nord-coréens ou iraniens...
À cela s'ajoute que l'être humain ne se laisse pas indéfiniment déterminer par sa situation d'infériorité. Il réagit, avec les moyens du bord. Et la violence disséminée, qu'on nomme souvent terrorisme, a sur les sociétés les plus développées un effet déstabilisateur qui va bien au-delà de la modicité des moyens investis dans ces nouvelles formes d'action. Si vous vous tournez sur les vingt dernières années, celles de notre nouveau millénaire, vous constaterez qu'un Ben Laden a eu plus d'influence qu'un George W.Bush sur la confection de l'agenda international..."
Bertrand Badie, extrait d'entretien pour Télérama 3594, du 28/11/2018