Edition de 1869 à Leipzig
Allemand d'origine et Français d'adoption, né dans une famille juive, Albert Wolff (de son vrai nom Abraham Wolff) pratiquait bien évidemment parfaitement l'allemand et découvrit la réédition de la brochure de Wagner, le Judaïsme dans la musique dès sa publication en Allemagne et avant que les lecteurs français ne pussent la lire dans la traduction française. Wolff, chroniqueur au Figaro, anti-wagnérien de la première heure, était connu pour ses billets mordants. Il se fit un devoir de dénoncer la brochure et de s'attaquer avec virulence à son auteur, à l'avant-veille de la première parisienne du Rienzi au Théâtre-Lyrique.Il faut reconnaître à Albert Wolff le souci de transmettre une information complète. Ainsi ne fait-il pas l'impasse sur les protestations de Wagner qui avait écrit au Signale lipsiote pour s'insurger contre les mots dédaigneux qu'on lui prêtait à l'encontre des Parisiens, et qu'il n'aurait jamais prononcés. Fake news version 1869. Wolff aurait pu passer l'information sous silence, il ne l'a pas fait, c'est tout à son honneur.
Lettre de protestation de Richard Wagner
dans le Signale für die musikalische Welt du 25 mars 1869
GAZETTE DE PARIS
[un article d'Albert Wolff dans Le Figaro du 4 avril 1869, p.1]
Ce soir, on répète généralement au Théâtre-Lyrique, le Rienzi, de Richard Wagner, un de ses opéras de la première manière, que je ne connais point encore à l’heure où j’écris ces lignes. Mais je désire ardemment que Rienzi soit un succès ; le Théâtre-Lyrique est intéressant, et son directeur actuel, M. Pasdeloup, est animé des meilleures intentions.
M. Wagner a refusé de venir à Paris ; on lui a prêté ce mot dédaigneux « les Parisiens sont tous tailleurs, ils ne comprennent rien à la musique. » Richard Wagner a protesté contre cette anecdote dans une lettre adressée à une jeune femme de talent, madame Judith Mendez [sic] ; l’impartialité veut que nous donnions acte de cette réclamation dans le Figaro, quoique personne ne nous l’ait demandée [ce que confirme la lettre de Wagner envoyée au Signale reproduite ci-dessus, ndlr].
C’est ainsi que nous entendons la discussion.
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Le faux mot de Wagner sur les Français a fait le tour du monde ; l’Allemagne l’a accueilli en riant, et l’auteur de Rienzi a protesté dans une feuille musicale de Leipzig, les Signaux [Signale]. « Ce mot a été inventé par quelque juif pour me nuire, » écrit-il au journaliste allemand.
Richard Wagner est atteint d’une monomanie singulière: il se croit persécuté par les Israélites. C’est sa troisième manière, la deuxième n’ayant pas réussi. Depuis quelques jours, on annonce dans les feuilles de théâtre l’apparition d’une brochure de Wagner: « Le Judaïsme dans la musique. » J’ai voulu la connaître ; un ami vient de me l’envoyer d’Allemagne, car elle n’a pas encore été traduite en français. Je l’ai lue avec un certain intérêt, et je vais en extraire quelques passages à l’usage de nos lecteurs qui ne verront pas sans chagrin à quel degré de démence l’insuccès peut conduire une intelligence, détraquée par une vanité démesurée.
L’opuscule dont il s’agit ne date pas d’hier; il date de 1850, et fut publié dans la Nouvelle Revue musicale, à Leipzig, sous le sceau de l’anonyme. M. Richard Wagner vient de tirer son article de l’oubli en le publiant en brochure, après l’avoir orné d’une dédicace à madame Marie Muchanoff, née comtesse Nesselrode, et d’un post-scriptum daté de Lucerne 1869. Cela devient ainsi de la haute actualité à la veille de Rienzi.
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Richard Wagner est arrivé à une époque où quelques juifs, comme Meyerbeer et Halévy, donnaient des chefs-d’œuvre qui furent applaudis partout, tandis que le public riait des partitions de Wagner, où le compositeur a fait une part égale au talent et à la démence. Le résultat de ces insuccès fut une haine profonde contre les musiciens juifs. Les bienfaits dont Meyerbeer avait comblé le compositeur de l’avenir étaient encore de trop fraîche date pour que l’ingrat pût oser attaquer ouvertement l’auteur des Huguenots ; l’éditeur de la Revue musicale était un ami de Wagner; il pouvait lui confier son manuscrit et éreinter le grand musicien sous le sceau de l’anonyme.
Wagner crut son article destiné à produire une grande sensation; le pamphlet passa inaperçu ; le lecteur haussa dédaigneusement les épaules, voilà tout. Mais aujourd’hui encore le maestro est convaincu que tous ses insuccès proviennent d’une conspiration universelle des israélites qui, dit-il, " ne me pardonneront jamais d’avoir combattu leurs coreligionnaires. "
Quelques extraits que je vais mettre sous les yeux du lecteur suffiront pour lui prouver que l’opuscule de Richard Wagner ne mérite aucune espèce d’attention ; aujourd’hui, comme en 1850, le bon sens fera justice des turpitudes littéraires de ce Gagne musical.
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A l’époque du Tannhauser, on colportait dans Paris une foule d’anecdotes sur Wagner ; l’outrecuidance avec laquelle il s’était prononcé contre des compositeurs célèbres fut un sujet d’étonnement général ; pour ma part, je n’en ai jamais cru que la moitié, tant il me semblait impossible qu’un homme aussi prodigieusement doué pût à ce point méconnaître le génie des autres.
Quelques jours avant la première représentation du Tannhauser, dans les salons d’un banquier intelligent que je ne nommerai pas, Wagner assista à une soirée musicale. On venait d’exécuter je ne sais plus quel morceau de Mendelssohn :
- Que pensez-vous de ceci ? demanda l’amphytrion à Wagner.
- Je n’ai pas écouté, fit le maestro, ces choses-là n’existent pas pour moi.
Aujourd’hui encore j’aurais de la peine à ajouter foi à une telle niaiserie si le Judaïsme dans la musique ne contenait pas bon nombre de monstruosités de ce genre, écrites dans un jargon presque indéchiffrable.
Après avoir affirmé qu’un juif ne pourrait en aucun cas être ni un bon acteur, ni un bon sculpteur, ni un orateur de talent, cet aimable farceur de Wagner passe aux compositeurs israélites, qui, d’après lui, sont incapables de créer une œuvre d’art. Meyerbeer n’est pour lui qu’une sorte de brocanteur musical qui entasse pêle-mêle des fragments de toutes les écoles et de tous les siècles, comme qui dirait un marchand de curiosités chez qui l’on trouverait des tabatières à musique et des lorgnettes.
« Mendelsshon [sic] montre, dit Wagner, qu’un juif peut avoir du talent, qu’il peut-être savant, qu’il peut avoir la plus haute ambition, sans nous communiquer une seule fois cette sensation qui charme le cœur et l’esprit, sensation que nous éprouvons aux premiers accords des vrais héros de la musique. »
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Vous voyez que l’auteur sifflé de quelques partitions discutées ne conteste pas absolument tout talent à Mendelsshon ; il le traite à peu près comme un pianiste qui aurait donné quelques concerts à la salle Herz. Si Wagner accorde les circonstances atténuantes à Mendelsshon, c’est que celui-ci n’était pas compositeur dramatique. Mais il se rattrape sur Meyerbeer, et les pages qu’il consacre à l’auteur de Robert, des Huguenots et du Prophète justifient pleinement tout ce qu’on a dit de l’outrecuidance de Wagner et de sa prodigieuse vanité.
« Un compositeur juif qui n’avait plus à corrompre le goût public, mais qui pouvait l’exploiter (Meyerbeer), a attiré de nos jours l’attention publique. Le public de nos théâtres d’opéra a depuis longtemps renoncé non-seulement à l’œuvre d’art dramatique mais encore à l’œuvre de bon goût ; les salles se remplissent de cette foule bourgeoise qui vient pour se désennuyer; mais l’art ne peut pas guérir l’ennui, on ne peut le combattre que par une autre forme d’ennui. » « Le but de la vie du célèbre compositeur est de tromper son public. Il est inutile d’insister sur les moyens artificiels dont il se sert pour arriver à son but; c’est un escamoteur habile qui sait éblouir le public par ses tours. » « Ce compositeur qui trompe le public, se trompe aussi lui-même; nous croyons sincèrement qu’il voudrait créer des œuvres d’art et qu’il se rend en même temps compte de son impuissance. Pour sortir de ce conflit entre ses aspirations et ses moyens, il écrit pour Paris des opéras et s’efforce de les faire jouer partout ailleurs. C’est ainsi qu’il récolte la gloire artistique sans être artiste! »
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Voilà ce que Wagner écrit de Meyerbeer, et il en tire cette conclusion que le juif Meyerbeer est comme le juif Mendelssohn incapable de produire une vraie œuvre d’art.
Comprenez-vous à présent qu’un monsieur qui parle avec un tel dédain et une si magnifique insolence de Mendelssohn et de Meyerbeer, se fasse des ennemis partout où il apparaît avec son outrecuidance et l’indécent fétichisme de sa propre personne? Vous pensez bien que la brochure finit par l’apothéose que Wagner se décerne à lui-même. S’il n’a pas été acclamé partout, si après avoir été démocrate, libre penseur, il a fini par devenir courtisan, intolérant, c’est la faute des juifs qui le persécutent.
Je suis sûr qu’au fond de son âme, Wagner est convaincu que son Tanhauser [sic] a été tué à Paris par une conspiration israélite. Il ne dit pas encore que le grand rabbin de France dirigeait l’orchestre ce soir-là, mais il y viendra, soyez-en convaincu.
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Mon humble avis est que cette inepte brochure qui fera hausser les épaules dans le pays de Voltaire, ne mérite certainement pas les honneurs d’une réfutation. C’est l’élucubration d’un cerveau malade qui cherche où il peut une consolation pour sa vanité blessée. Il faut être indulgent pour de pareils égarements au fond desquels on lit aisément des déceptions d’un artiste incompris.
Est-il utile d’ajouter que Richard Wagner n’a pas plus été persécuté par les Israélites que par les Mormons? je ne le pense pas. Il est son propre persécuteur; son plus terrible, son seul ennemi est sa vanité démesurée. J’ai la conviction intime que l’on eût été moins sévère pour le Tannhauser [sic],qui contient deux ou trois pages admirables si l’auteur se fut présenté avec une moins grande arrogance.
Richard Wagner était convaincu qu’en sortant de l’Opéra le public briserait la statue de Rossini, et que Meyerbeer n’aurait plus qu’à porter l’Africaine au théâtre-Beaumarchais ; il entra rue Le Peletier en conquérant, pour ainsi dire, le chapeau sur la tête et la cravache à la main. Il blessa le directeur, humilia les artistes et traita cet admirable orchestre de l’Opéra, - le meilleur du monde - comme une bande de musiciens ambulants, bons tout au plus à jouer dans les guinguettes de la foire, Rossini n’existait pas pour lui ; Meyerbeer n’était qu’un polisson heureux; de Halévy il ne faisait pas plus de cas que d’un marchant de robinets qui joue du cornet à piston dans les rues.
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Mais le lendemain de sa défaite, c’était un changement à vue. Cet homme, tout d’une pièce, déploya une rare platitude. De même que l’ancien démocrate s’était déjà changé en un humble courtisan, de même qu’après s’être battu sur les barricades de Dresde il était devenu le plus dévoué serviteur des puissants, faisant antichambre partout où il y avait une protection à quêter, une seule nuit avait suffi pour transformer M. Wagner, hautain, insolent, en un musicien soumis ; il se déclara prêt à faire les concessions qu’il avait refusées d’abord avec un si profond dédain; il capitula avec sa conscience d’artiste comme il avait déjà capitulé avec sa conscience politique.
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Abstraction faite de sa folle vanité, de son système déplorable, de son outrecuidance révoltante et de ses rêveries mystiques, l’auteur de Rienzi demeure un homme de talent, et c’est bien à tort que les esprits malveillants ont prétendu que sur les cinq mille suicides, constatés par le rapport officiel pour l’année 1868, quatre mille cinq cents devaient être attribués à l’influence de la musique de l’avenir.
Albert Wolff.