N'ayons plus égard qu'à ce principe, laissons ce qui est mort. Rien ne nous retient plus là où le festin est terminé, nous allons de l'avant, nous nous projetons en rêve dans notre avenir. L'élan vital de notre temps, immensément accru, se nourrit déjà à de nouvelles sources ; son évidence incontestable instaure une foi secrète, encore cachée.
Ainsi le cours des événements ne saurait faire plus longtemps obstacle à la vertu, à la justice, à tout ce qui est l'objet d'une juste prémonition. Mais la force centrifuge de ce même mouvement libérateur entraîne l'humanité effervescente jusqu'à son vrai domaine et voici que s'étend devant elle l'immensité des mondes supérieurs, ceux du pressentiment, de la conscience morale et de ce qui constitue la moitié du Royaume. Le temps revient, le choc prolétarien de l'Occident le fait renaître ; en Allemagne et en Russie, il connaîtra son plein essor : là les peuples sentent la présence d'une lumière qui chasse les plus épaisses ténèbres, qui brusquement replace au centre le plus voyant tout ce qu'on avait oublié, les réalités célestement souterraines, - qui érige enfin le secret de l'hérésie en évidence publique puissamment efficace, en pôle et en principe directeur de la société. Elle attend qu'on écoute sa voix, cette histoire souterraine de la révolution dont le mouvement s'amorce déjà dans la bonne direction, mais voici que les Frères de la Vallée, les Cathares, les Vaudois, les Albigeois, l'abbé Joachim de Calabre, les Frères du Bon Vouloir, du Libre Esprit, Eckhart, les Hussites, Munzer et les Baptistes, Sébastian Franck, les Illuminés, Rousseau et la mystique rationaliste de Kant, Weitling, Baader, Tolstoï, voici que tous unissent leurs forces, et la conscience morale de cette immense tradition frappe derechef à la porte pour en finir avec la peur, avec l'État, avec tout pouvoir inhumain. Voici que brille l'ardente étincelle qui ne s'attardera plus, obéissant à la plus sûre exigence biblique : ce n'est point ici bas qu'est notre demeure, nous cherchons une demeure à venir1. Un nouveau messianisme se prépare, enfin familier à la migration et à la véridique puissance de notre nostalgie : non point aspiration à la tranquillité du sol ferme, des œuvres figées, des fausses cathédrales, d'une transcendance recuite, coupée maintenant de toutes ses sources, - mais aspiration à la lumière de l'instant même que nous vivons, à l'adéquation de notre émerveillement, de notre pressentiment, de notre rêve continu et profond de bonheur, de vérité, de désensorcellement de nous-même, de déification et de gloire intérieure. Jamais le ciel ne serait si sombre au-dessus de nous sans la présence d'un orage absolu, d'une lumière centrale et la plus immédiate de toutes ; mais, par là même, notre au-delà s'est déjà nommé et nous l'avons entendu ; encore caché derrière une mince muraille craquelée, voici le nom le plus intime, Princesse Sabbat, supérieur à celui de tous les dieux qui nous abandonnèrent ici-bas avec le simple palliatif d'un miracle larmoyant et rageur. Haut dressé sur les décombres d'une civilisation ruinée, voici que s'élève l'esprit de l'indéracinable utopie, assurée pour la première fois de son propre pôle, la plus intime des Ophirs2, des Atlantides, des Orplids3, dans la demeure de son absolue manifestation communautaire. Ainsi s'unissent finalement le marxisme et le rêve de l'inconditionné, allant du même pas, incorporés dans le même plan de campagne - puissance de progrès et fin de tout cet univers ambiant où l'homme ne fut qu'un être accablé, méprisé, anéanti - reconstruction de la planète Terre, vocation, création, saisie violente du Royaume. Avec tous les Millénaristes, Munzer reste celui qui appela les hommes à cet orageux pèlerinage. Il ne peut être question d'une simple vie nouvelle infusée à une ancienne réalité : l'espace s'offre à tous les débordements ; s'ouvrent à nous le monde et l'éternité, le
Editions Les prairies ordinaires, Collection Singulières modernités, 2012, pages 297 à 300