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Thomas Munzer: un prophète communiste

Par Roger Garaudy A Contre-Nuit
Chapitre 5 (« Conclusion et la moitié du royaume ») de « Thomas Munzer, théologien de la révolution » d’Ernst BLOCH
N'ayons plus égard qu'à ce principe, laissons ce qui est mort. Rien ne nous retient plus là où le festin est terminé, nous allons de l'avant, nous nous projetons en rêve dans notre avenir. L'élan vital de notre temps, immensément accru, se nourrit déjà à de nouvelles sources ; son évidence incontestable instaure une foi secrète, encore cachée.

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Si de puissantes forces réussissent à prendre appui sur cette foi, l'homme enfin quittera le sol, il s'élancera vigoureusement vers les hauteurs. Nous ne sentirons plus le poids de notre vie, nous lui échapperons, elle qui est de plus en plus asservie à la machine et à la domination, à la domination finalement libératrice de l'inessentiel. Cette force qui créa la machine et qui, transformant le vouloir, pousse vers le socialisme, c'est elle justement qui instaure aussi cette autre réalité mystérieuse, encore latente dans le socialisme, que Marx a méconnue, qu'il ne pouvait point ne pas méconnaître s'il voulait en finir à jamais avec la misère et le hasard, mais qui hante nécessairement, dans l'Allemagne de Munzer et en Russie, le souvenir hérité de son révolutionnarisme religieux. Certes pourtant l'ennemi reste en vue, retranché encore dans le solide complexe des puissances industrielles du militarisme ; mais son idéologie est dès à présent réduite en miettes, et surtout de ce dernier réduit il sera plus aisé, plus rationnel de le déloger que de l'antique fortin, incoordonné, corporatiste, petit-bourgeois et féodal, sur lequel se brisa autrefois l'élan révolutionnaire des Baptistes. Le monde des puissances économiques et politiques qui nous entoure - si perfide, si étranger aux valeurs, longtemps auréolé par l'éclat mensonger d'une « culture », qui n'était que l'inconsistante atmosphère de luxe réservée à la classe dominante - est à présent enfoncé, privé de tout point fixe, dénué de toute valeur téléologique pour ceux qui dépendaient de lui et qui lui fournirent jusqu'ici son idéologie. Un dynamisme interne l'entraîne à la perte de ses propres forces, en direction d'un horizon constructif, ouvert à tous les opprimés, aux victimes de tous les mensonges accumulés depuis la Guerre des Paysans et le gothique tardif, à tous les impératifs de la volonté d'absolu.
Ainsi le cours des événements ne saurait faire plus longtemps obstacle à la vertu, à la justice, à tout ce qui est l'objet d'une juste prémonition. Mais la force centrifuge de ce même mouvement libérateur entraîne l'humanité effervescente jusqu'à son vrai domaine et voici que s'étend devant elle l'immensité des mondes supérieurs, ceux du pressentiment, de la conscience morale et de ce qui constitue la moitié du Royaume. Le temps revient, le choc prolétarien de l'Occident le fait renaître ; en Allemagne et en Russie, il connaîtra son plein essor : là les peuples sentent la présence d'une lumière qui chasse les plus épaisses ténèbres, qui brusquement replace au centre le plus voyant tout ce qu'on avait oublié, les réalités célestement souterraines, - qui érige enfin le secret de l'hérésie en évidence publique puissamment efficace, en pôle et en principe directeur de la société. Elle attend qu'on écoute sa voix, cette histoire souterraine de la révolution dont le mouvement s'amorce déjà dans la bonne direction, mais voici que les Frères de la Vallée, les Cathares, les Vaudois, les Albigeois, l'abbé Joachim de Calabre, les Frères du Bon Vouloir, du Libre Esprit, Eckhart, les Hussites, Munzer et les Baptistes, Sébastian Franck, les Illuminés, Rousseau et la mystique rationaliste de Kant, Weitling, Baader, Tolstoï, voici que tous unissent leurs forces, et la conscience morale de cette immense tradition frappe derechef à la porte pour en finir avec la peur, avec l'État, avec tout pouvoir inhumain. Voici que brille l'ardente étincelle qui ne s'attardera plus, obéissant à la plus sûre exigence biblique : ce n'est point ici bas qu'est notre demeure, nous cherchons une demeure à venir1. Un nouveau messianisme se prépare, enfin familier à la migration et à la véridique puissance de notre nostalgie : non point aspiration à la tranquillité du sol ferme, des œuvres figées, des fausses cathédrales, d'une transcendance recuite, coupée maintenant de toutes ses sources, - mais aspiration à la lumière de l'instant même que nous vivons, à l'adéquation de notre émerveillement, de notre pressentiment, de notre rêve continu et profond de bonheur, de vérité, de désensorcellement de nous-même, de déification et de gloire intérieure. Jamais le ciel ne serait si sombre au-dessus de nous sans la présence d'un orage absolu, d'une lumière centrale et la plus immédiate de toutes ; mais, par là même, notre au-delà s'est déjà nommé et nous l'avons entendu ; encore caché derrière une mince muraille craquelée, voici le nom le plus intime, Princesse Sabbat, supérieur à celui de tous les dieux qui nous abandonnèrent ici-bas avec le simple palliatif d'un miracle larmoyant et rageur. Haut dressé sur les décombres d'une civilisation ruinée, voici que s'élève l'esprit de l'indéracinable utopie, assurée pour la première fois de son propre pôle, la plus intime des Ophirs2, des Atlantides, des Orplids3, dans la demeure de son absolue manifestation communautaire. Ainsi s'unissent finalement le marxisme et le rêve de l'inconditionné, allant du même pas, incorporés dans le même plan de campagne - puissance de progrès et fin de tout cet univers ambiant où l'homme ne fut qu'un être accablé, méprisé, anéanti - reconstruction de la planète Terre, vocation, création, saisie violente du Royaume. Avec tous les Millénaristes, Munzer reste celui qui appela les hommes à cet orageux pèlerinage. Il ne peut être question d'une simple vie nouvelle infusée à une ancienne réalité : l'espace s'offre à tous les débordements ; s'ouvrent à nous le monde et l'éternité, le

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nouveau monde de la ferveur et de la percée, de la lumière largement et tumultueusement diffusée à partir de ce qui est en l'homme sa part la plus intime. A présent il est impossible que n'advienne point le temps du Royaume ; c'est vers ce temps que rayonne en nous un esprit qui refuse toute démission, qui ignore toute déception. Nous avons suffisamment vécu l'histoire du monde, nous avons assez connu, nous avons trop, beaucoup trop connu de formes, de cités, d'oeuvres, de fantasmagories, d'obstacles nés de la culture ; voici que se dresse librement une autre vie, une vie irrésistible ; voici que faiblit le mince arrière-fond de la scène historique, de la scène politique, de la scène culturelle ; voici que se manifestent l'âme, les profondeurs, par-dessus tous les espaces du ciel où se situaient nos rêves, étoilées depuis le sol jusqu'au zénith, voici que se déroulent les véritables firmaments et que s'élève inlassablement la voie de notre destin, jusqu'à ce mystérieux emblème vers lequel se meut, depuis le commencement des temps, la sombre, l'inquiète, la lourde terre.

Editions Les prairies ordinaires, Collection Singulières modernités, 2012, pages 297 à 300
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