(Note de lecture), Franz Kafka, Œuvres complètes I et II, par Marc Blanchet

Par Florence Trocmé


Que faire de Kafka ? Comment le lire autrement, le relire, sinon en procédant à de nouvelles traductions pour que cette interrogation devienne fertile et puisse rencontrer un lecteur nouveau, à même de saisir la subtilité de cette langue qui n’épouse aucune séduction, aucune circonvolution, mais se donne entièrement dans sa brièveté, sa concision, sa précision, parfois sa crudité ? Retraduire Kafka, c’est aussi, au-delà des termes et de tournures repensés, du vocabulaire et de la syntaxe retrouvés, proposer de le contextualiser hors des premières approches dues aux éditions conçues par son héritier testamentaire Max Brod (et parvenues chez nous notamment grâce à Marthe Robert et Alexandre Vialatte). On découvre ainsi un auteur tchèque écrivant une langue allemande exposée aux vicissitudes de l’Histoire, inscrit dans un rapport complexe au sein d’une communauté juive dans laquelle il évolue socialement, intellectuellement (notamment par le théâtre yiddish, l’apprentissage de l’hébreu et la fréquentation des réunions sionistes), toujours, comme l’indique le titre de l’un de ses cours textes, en se retrouvant homme, écrivain et citoyen, Devant la Loi. Kafka solitaire, Kafka en amitiés, employé, désœuvré, amoureux, infidèle, obéissant et rechignant, fils et mari impossible : le travail du préfacier Jean-Pierre Lefebvre (ces deux volumes en Pléiade, auxquels il participe comme traducteur, sont placés sous sa direction) est bien de repenser Kafka dans son temps, et bien plus que dans des circonstances, dans une conscience d’époque. Dès lors, le cosmopolitisme dans lequel vit l’écrivain pragois a ses séquences, ses contradictions, ses enjeux. Face à Freud, Werfel, Meyrink, ou même Brod, devant une nouvelle idée de l’éducation ou de la condition juive, Kafka essaie de trouver son chemin, en somme sa vérité, parvenant à une œuvre littéraire qui, à l’instar de Walter Benjamin, ne pourra se dire que dans des essais, inscrits dans la prose, la nouvelle ou le roman, ou un Journal – autant de tentatives au jour le jour, à chaque page, pour tenter de circonscrire un territoire, pénétrer dedans, y faire résonner, hors de toute politesse ou polissage littéraires, ses obsessions. Toutefois, si l’interprétation du réel est ici essentielle, Kafka l’articule en des phrases brèves qui éconduisent le charme du romanesque, se souciant non pas de l’obtention d’une prose convaincante (« Convaincre est infécond », écrivait Benjamin dans Sens unique), mais plutôt d’opérer un tissage sans cesse repris, ou différé, de fictions qui détiendraient idéalement le poids d’une pensée et la justesse d’une imagination. Aussi ces deux volumes sont-ils précieux pour cette contextualisation dont il faudrait citer chaque point (dont on appréciera au passage qu’elle convoque Celan pour appréhender Kafka), et bien sûr cette somme de traductions, qui au-delà d’un comparatisme tentant, font remonter le sel d’une langue à la fois abrupte et fine, troublante et directe. Ce premier temps des Œuvres complètes choisit également de « doubler » une donnée importante : en publiant ce qui peut s’extraire comme fictions, achevées ou non (un poids de fragments qui pèse dans l’œuvre kafkaïenne, et la fonde) du Journal (sans oublier les cahiers et les feuillets du fond posthume), tout en publiant ce Journal en entier dans un volume à venir*. Se révèle ainsi une écriture dont les stratifications s’établissent entre notifications du quotidien, rêves, divagations et tentatives de récits, des fictions esquissées, impossibles, courtes, parfois plus longues ; en somme un atelier, sinon un combat, dont le Journal témoigne et dont les livres de Kafka (remarquons Amerika (L’Amérique) rebaptisé de son titre originel Le Disparu dans le tome II consacré aux romans) portent la trace, autant du fait du peu de publications du vivant de l’auteur que par la lente exploitation, exploration, de ses manuscrits, finalement non détruits par Max Brod à sa mort. Tournés donc vers la narration, ces deux premiers tomes en Pléiade invitent, comme le souligne Jean-Pierre Levebvre, à : « un curieux concert poétique de colères, de bienséances, d’humanité et de drôleries, en dialogue polémique constant avec toutes sortes d’autorités et de systèmes d’oppression ». C’est en effet cette diversité des paroles et d’attitudes, d’existences comme d’hypothèses, de confrontations comme de fuites, qui traverse l’écriture narrative de Kafka dans ses récits, nouvelles et romans. Ces traductions nous permettent non pas de relire Kafka mais bien de le lire, avec plus d’intensité, de justesse, à l’aune d’une langue qui se rapproche de nous, et plus que jamais, nous regarde.
Marc Blanchet

Petit exemple comparée de traduction :
« Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine » (trad. Alexandre Vialatte).
« Quand Gregor Samsa se réveilla un beau matin au sortir de rêves agités, il se retrouva transformé dans son lit en une énorme bestiole immonde. » (trad. Jean-Pierre Lefebvre).
* Rappelons sur ce principe la traduction par Robert Kahn des Derniers cahiers (éd. Nous, 2017). Sans oublier, concernant de nouvelles traductions parus ces dernières années, celles des récits, nouvelles, fragments et romans de Franz Kafka par Catherine Billmann et Jacques Cellard, publiées en trois volumes chez Actes sud.
Franz Kafka, Œuvres complètes I et II (Volume I, Nouvelles et récits ; volume II, Romans), édition publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, avec la collaboration d’Isabelle Kalinowski, Bernard Lortholary et Stéphane Pesnel. Volume I, 1316 p., 65 € ; Volume II, 1051 p., 60 €