" Se relier à l'être : la fête de l'existence " :
Eugène Guillevic, Euclidiennes,
[1] [2] Freud rappelle la réplique de l'âme d'Achille à Ulysse dans
" Progressivement ", écrit François Mouttapa dans " L'histoire littéraire au lycée : retour ou nouveau départ ? " [1], " on a le sentiment " que les textes littéraires " ont perdu leur chair, leur épaisseur, une part de leur réalité et de leur vitalité. Au risque de démentir les méthodes en cours, on déplorera que les œuvres se trouvent académiquement rangées dans des catégories génériques, passées au filtre d'entrées stylistiques, criblées à partir des outils de la langue, et qu'elles ne s'enracinent guère dans des univers sensibles et une matière physique. Or, leur traitement didactique gagnerait vraiment à s'inscrire dans une approche pragmatique, donnant toute sa place aux appropriations personnelles et à une meilleure compréhension du geste littéraire à travers les époques. "Mouttapa, dans son édition commentée et didactisée des Euclidiennes de Guillevic, nous fait comprendre combien la puissance d'un texte tient à sa puissance d'incarnation. Laquelle est une puissante d'interaction. Avec nous-mêmes qui habitons le présent, ou plutôt qui sommes habités par lui. En ce sens, s'arrimer à des textes, pour mieux se connaître soi (belle, vivifiante odyssée), pour mieux partir à la découverte, et du monde et des autres (quelle différence avec " se connaître soi " ?), dans un mouvement de vagues qui est un mouvement de vie, c'est prendre conscience, comme l'ont bellement (dé)montré Homère ou Heinrich Heine, ou Freud à leur suite [2], c'est prendre conscience que la vie, même la plus simple, est l'ineffable tout (un tout excédant la mesure sans mesure de nos rêves les plus fous - les plus audacieux).
Jadis, quand tu vivais, nous tous, guerriers d'Argos,
T'honorions comme un dieu : en ces lieux, aujourd'hui,
C'est toi qui sur les morts exerces ta puissance ;
Pour toi, même la mort, Achille, est sans tristesse !
Je dis ; mais aussitôt il me dit en réponse :
Oh ! ne me farde pas la mort, mon noble Ulysse !
J'aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service
Chez un pauvre fermier, qui n'aurait pas grand'chère,
Que régner sur ces morts, sur tout ce peuple éteint !
Ce à quoi Heine, soucieux d'Homère, répond dans Allemagne, un conte d'hiver (sans savoir que son texte est une réponse - mais écrire, n'est-ce pas, toujours, s'essayer à répondre ?) :
Nous voulons dès cette terre
Édifier l'empire des cieux.
Il pousse ici-bas assez de pain
Pour tous les petits de l'homme,
Et de petits pois sucrés,
Oui, des petits pois sucrés pour tout un chacun,
Dès que les cosses éclateront.
Le ciel, nous le laissons
Aux anges et aux moineaux.
Guillevic, poète matérialiste, " rejette la religion (celle qui a été la sienne dans son enfance) pour revenir à la réalité du monde perçue dans ses formes et sa beauté élémentaires. Les titres qu'il choisit pour ses recueils ( Terre à bonheur, Sphère) sont très révélateurs de son désir d'entrer en résonance profonde et authentique avec le monde. [...] Euclidiennes est un livre de vie et de joie. Guillevic sait révéler la densité et la richesse de l'existence pour des formes minimales, même fragiles. C'est la leçon de Parménide, un philosophe grec. Le poète privilégie aussi l'observation et la révélation de la vie dans sa diversité : l'être change en permanence et présente des formes multiples qu'il convient d'accueillir et de contempler sans jugement. C'est la leçon d'Héraclite, un autre philosophe grec ! Dans Du domaine, ce sont l'herbe, le vent, les rochers, les insectes, l'eau, les éléments ; dans Euclidiennes, les figures géométriques. "
" Habiter le monde ", conclut Mouttapa, sans transcendance, " c'est la grande question ou affaire de Guillevic [...]. " C'est aussi la grande affaire du poète contemporain Stéphane Bouquet, qui affirme dans La Cité de paroles (Éditions Corti, collection En lisant en écrivant, 2018) : " Il n'y a pas mission plus urgente que l'acte de foi démocratique qui pose que la poésie est le bien généralisé de tous les hommes et qu'elle doit naître et s'échanger parmi eux, en se passant si possible complètement de dieu, de verticalité, de toute menace métaphysique. Il faut renouer les noces de la poésie et de l'échange terrestre [...]. Et si les dieux sont encore là, il faut que ce soient eux qui respectent les hommes et non les hommes qui respectent les dieux. "
Matthieu Gosztola
Nouvelle Revue Pédagogique lettres lycée, numéro 81, septembre 2018.
L'Odyssée au cours de la conférence qu'il fit en 1915 à la B'nai B'rith à Vienne. Le titre de cette conférence était Wir und der Tod. Le texte ne fut retrouvé qu'assez récemment et publié successivement dans Die Zeit en 1990 et dans Psyche en 1991. Il a été traduit d'abord par Jacques Le Rider sous le titre La Mort et nous (cf. la Revue internationale d'histoire de la psychanalyse, n° 5, 1992) puis repris sous celui de Notre rapport à la mort pour l'édition française des Œuvres complètes (cf. le volume XVIII).
Guillevic, Euclidiennes, dossier par François Mouttapa, Gallimard, collection Folio+Collège (n° 46), 2018, 160 pages, 5 € 50. Sur le site de l'éditeur.