Les lecteurs de Poezibao connaissent le travail d'Anne-Marie Soulier, traductrice du norvégien et notamment de la poète Hanne Bramnes.
Mais Anne-Marie Soulier est aussi écrivain et poète.
Dans la dernière livraison de la Revue Alsacienne de Littérature, on peut trouver une belle séquence de notes dont voici quelques extraits.
Come again, sweet love doth now invite
Thy graces that refrain to do me due delight
To see, to hear, to touch, to kiss, to die
With thee again in sweetest sympathy
Voir, entendre, toucher, poser ses lèvres, et puis mourir. La lumière change à ces instants, irise brièvement le passage fugitif du petit dieu Kairos aux reins toujours prêts à l'essor. Correspondance(s) : chez H. B., dès ses vingt ans, cette juste intuition de rapports secrets entre les sens, les gens, les langues, les arts entre eux.
Les pensées du balcon, avec leurs petits nez froncés et leurs oreilles d'Alsaciennes.
Leurs couleurs. Le velours de leur peau. Leur odeur d'eau de violettes, comme un flacon retrouvé dans une vieille armoire. Et ce nom mystérieux découvert au jardin d'une enfance allemande, Stiefmütterchen : à quoi pensent-elles donc, les marâtres jalouses des contes populaires ?
Intuition du lien entre toutes choses, du mystère qui parfois se fait jour, éclat d'une déchirure dans l'opacité de l'ordinaire, comme les " révélations " de Katherine Mansfield.
Eleanor Rigby des Beatles : qu'est-ce qui relie Eleanor Rigby, morte dans l'église de ses noces, et le Père MacKenzie occupé à écrire un sermon que nul n'écoutera ? sinon un regard de hasard sur la même solitude, " All those lonely people... ", hachée menu par le rythme du violoncelle.
Bleu grec : c'est une couleur.
Je photographie à perdre haleine le bleu de la mer, ce bleu-là, inoubliable, inoublié, partout, sur la mer, le long des ports, depuis les ruelles sous leurs dais de bougainvillées violentes, ce bleu revient, bleu Thalassa franchi par les Grecs, les Siciliens et les Corses qui abordaient pour cueillir le corail au nord de la côte africaine.
Personne pour interrompre mes retrouvailles secrètes.
Le troisième concerto de Beethoven : à la fin du premier mouvement, juste après la cadence et ses touffeurs un peu kitsch, les timbales ramènent tout à un battement de cœur, et le piano sort de l'ombre peu à peu - " comes out ", comme un dissident qui avoue sa dissidence. Enfin, enfin la délivrance, et l'orchestre ne couvre plus, il accompagne (bien peu de pianistes savent résister à l'appel de la revanche, et ne pas cogner à ce moment-là), il accompagne et approuve l'irrépressible appel.
Un jus d'orange frais sous les platanes de l'un des bars du quai.
Le bleu des nappes sur les tables, bleu des volets et du balcon de la mairie toute blanche entr'aperçue d'ici.
Chine : les triporteurs qui hantent ma rue espèrent dès potron-minet les clients qui auraient de vieilles choses à envoyer à la décharge. De loin, leurs cris ressemblent à s'y méprendre à ceux du petit peuple des faubourgs d'antan, vitriers, rémouleurs, marchands de peaux de lapin... comme si tous les chiffonniers du monde chantaient d'une même voix les mêmes mélopées.
En rentrant du musée viking de Bygdøy, retrouvé le port d'Oslo livré au chaos des marathons incessants du jour.
Seuls trois Kényans (ou peut-être Éthiopiens car plutôt petits et fluets), semblaient encore voler sur l'asphalte, reprenant à peine appui de la pointe des pieds, et les gens riaient de les voir, riaient de bonheur, car il y avait quelque chose de rassurant et d'heureux à voir passer ces foulées intactes parmi les essoufflés.
J'aime me savoir la trace de deux corps, et de milliers de corps avant eux, l'écho de milliers de voix qui avant moi ont vibré en " vieux " français, " vieil " allemand, latin haut et bas, suédois même, si ça s'est trouvé pendant les Trente Ans d'horreurs encore vives par ici.
Ce qui me parle, ce qui m'écrit est teinté de cela même que je ne sais pas, bien plus que des langues que j'ai apprises, acquises, langues vives plutôt que mortes, dont la curiosité m'est venue peut-être de cet héritage obscur de voix cent fois perdues, reprises, abandonnées à la mémoire.
Et fidèle au poste, attendant et attentif, un homme tendait une pancarte au-dessus des têtes : Heia Tove ! Vas-y, Tove, t'es la meilleure ! Tove n'arrivait pas, la pancarte attendait, les derniers épuisés passaient mais aucun n'était Tove, il y avait quelque chose d'admirable dans la patience de l'amant-aimant cherchant à l'aspirer vers la ligne d'arrivée.
Écrire, traduire, c'est tenter encore de pacifier cette histoire, chausser mes godillots - les gros souliers usés, déformés, de van Gogh - et me mettre en route sans coquille ni bâton vers une Compostelle sans Espagne - mais qui sait ?
On ne s'ennuie jamais avec sa peine, la porte grande ouverte sur le Styx intérieur. Regarder l'étang noir et y lancer des mots pour voir jusqu'où ils vont, ce qu'ils deviennent, ce qu'ils y font.
Nourrir l'eau avec des syllabes : zurück - zurück -zurück -
Des canards traversent l'écho.
Les nénuphars ont voilé le miroir.
Présence des oiseaux de dialogues et d'ailes.
Saule solide en son miroir.
(...)
Anne- Marie Soulier, in Revue Alsacienne de Littérature, Elsässische Literaturzeitschrift, n° 130, 2 ème semestre 2018, pp. 38 à 40.
Anne-Marie Soulier dans Poezibao :
→ Autour d'Hanne Bramnes :
(Entretien) entre Anne-Marie Soulier et Isabelle Baladine Howald, autour de la poète norvégienne Hanne Bramnes,
(Anthologie permanente) Hanne Bramnes, Le Poids de la lumière,
→ Autour d'Olav H. Hauge :
(anthologie permanente) Anne-Marie Soulier et Olav H. Hauge,
→Autour d'Øyvind Rimbereid :
bio-bibliographie, ext. 1
→ et
Carte blanche à Anne-Marie Soulier : il n'y a pas de langues étrangères