(Note de lecture), Serpentes, de Gérard Titus-Carmel par Michaël Bishop

Par Florence Trocmé

Une vieille histoire, sans aucun doute, que celle de " l'épaisseur du monde " (S, 8). Samuel Beckett en parle depuis ses premiers poèmes, Enueg, Sanies, Serena, Ponge également, pour ne rien dire de Michel-Ange, de Shakespeare, de Mallarmé, de Plath. Mais si Beckett, par exemple, devant le carrefour de sa propre psychè, choisit le chemin de la caricature, du grincement, d'un tragique cocasse, même si un mince sourire, tendre et même chaleureux, flotte aux lèvres de son implacable désarroi railleur, Serpentes répond au sentiment de la dure lourdeur de l'existence en nous proposant ce que Titus-Carmel appelle " cette mesure de transparence, dévidée, sinueuse - en serpent de mots " (*). Autrement dit, une longue, languide et élégiaque caresse, patiemment rythmée et mathématisée, de la forme d'une intériorité tiraillée entre désir et angoisse, expérience de la beauté et celle de sa fuite, sa disparition. Un seul poème, d'ailleurs, composé de six suites de sept micropoèmes, chacun avec ses vingt vers (blancs compris) et une orchestration, à la fois libre et disciplinée, des italiques dialoguant flexueusement avec le texte romain; un poème à la recherche de sa propre diaphanéité, sa dense et ondoyante limpidité, l'insaisissable transcendance d'une pure musique du psychoaffectif, mieux de l'ontologique tel que vécu. " Travail de beauté ", en fin de compte et malgré tout, dit-il dans son Huitième Pli.
Certes, persistent à saper la base, le bien-fondé même, de ce(tte) geste, rare, exemplaire pourtant, dans le monde de l'art contemporain, les périls d'un non-savoir, la conscience de cette " barque noire, là-bas, dansante, toute gréée d'absence " (S, 9), la précarité de toute figure, tout rêve, la " vanité " de son " apparat, [s]a fumée " (S, 11). Certes, le sentiment de " déshabiter la langue " (S, 36), d'être en train de " se désêtre ", comme Titus-Carmel écrit dans Le Huitième Pli (235), au cœur même de cette délicate et vulnérable transparence si finement érigée, l'entraîne dans le paradoxe de " jouer sa présence [...] dans le tout-jamais pâli par l'orgueil de [l']illusion " (S, 45). Mais, l'aveuglement fatal vécu face à l'opacité de ce que l'on est au sein de ce qui est, ne cesse d'exiger l'audace de relever le défi de ce que Bonnefoy appelle l'improbable, ce pari impossible mais nécessaire qui pousse à écarter, le temps, disait Frénaud, d'une " étape dans la clairière " où la " loque " du poïein risque de se muer en " lumière " (cf. S, 16), où la douleur de " faire craquer son dos pour conjurer l'absence " n'est presque rien devant l'épuisant mais inépuisable rêve de " dire cela qui est grâce et musique " (S, 29).
Serpentes constitue le site vivant de ce qui se nomme " la secrète saveur du désastre " (S, 36). Sa musique qui parvient miraculeusement à " gard[er] en deuil tout le lait du monde " (S, 44) est une musique au-delà de toute idée du sens considéré comme un projet strictement intellectualisable. Comme ailleurs dans l'immense réservoir poétique et plastique qu'est l'œuvre de Gérard Titus-Carmel, ce long poème, gracieusement tournant sur l'axe de ses propres intrications indéfiniment allégorisées, tisse, retisse et entretisse les innombrables fils d'un pur blasonnement qui transcende les flagrances d'un vécu pour installer, devant nous et en face de celui qui l'inscrit, l'urgente nécessité de ce que Titus-Carmel appelle, dans Écart (10), cette " seule et hautaine présence " de l'art.
Michaël Bishop

* mon exemplaire dédicacé.
Gérard Titus-Carmel. Serpentes, Obsidiane, 2018, 54 p., 15€.