Il ne m’a cependant pas procuré de réel plaisir de lecture. Chaque cinquantaine de pages je me disais que l’action allait "décoller" et qu'il fallait attendre encore un peu pour le voir, mais non ... J’ai donc patienté plus de 600 pages, à l’instar des personnages contraints d’attendre le bon vouloir des autorités pour réussir leur émigration. Patience et longueur de temps semble avoir été leur devise pendant 40 ans.
C’est probablement le tempérament de Wilhelm qui m’a tenue à distance du roman. Je ne lui ai pas trouvé de grandes qualités, comparativement à celles d’Almah, sa femme, et la fin du roman a confirmé mes réticences à le trouver exceptionnel.
J'ai sans doute trop pris parti pour elle, déterminée très jeune (p. 90) à conquérir le bonheur immédiat et absolu, sans jamais néanmoins faire de concession à ses valeurs morales. Il faut retenir sa leçon de vie consistant à imaginer une foule de petits plaisir quotidiens à moissonner d'urgence pour emmagasiner des souvenirs heureux, comme un écureuil qui stocke ses noisettes en prévision d'un rude hiver. Plus tard elle constatera avec philosophie la perte du h final de son prénom (p. 298), mais elle ne perdra jamais son âme ... ni l'observance des rituels les plus fondamentaux comme celui de la shiv'ah (p. 593) à la mort d'un être cher.
Catherine Bardon a du talent pour décrire avec autant de détail le parcours de ce couple qui a eu un destin hors du commun, des cafés viennois aux plages des Caraïbes, entre 1921 et 1961, en se basant (et c'est un des grands intérêts du roman) sur des faits réels, plutôt méconnus car ce n'est pas ce versant de l'exil que l'on a traité jusqu'à présent.
Il était important de parler de cette proposition de Trujillo (hélas dictateur) de proposer 100 000 visas à des juifs pour créer à Sosúa une préfiguration de kibboutz en République dominicaine, sur le modèle de Degania fondé en Palestine en 1909 (p. 309), et constituant peut-être un plan B en cas d'échec du projet de création d'Israël (p. 218) qui sera officialisé en 32 minutes (p. 482). Cette analyse semble se confirmer au fil des pages quand Wilhem s'interroge sur l'intention qui ne serait pas de sauver des gens menacés d'extermination mais de fonder un projet pilote (p. 379), sans compter l'intérêt des firmes américaines comme Monsanto (associé à Bayer). L'analyse politique est fine et va au-delà des aspects économiques comme on le constatera ensuite à propos du suicide de Stephan Zweig (p. 392).
La réflexion sur la vie en communauté est également intéressante (p. 372) à propos de laquelle Nietzsche écrivait que toute communauté - un jour, quelque part, d'une manière ou d'une autre- rend commun.
Ses héros sont pris dans les turbulences du temps, avec son lot d'espoir (quelle joie que l'obtention de visas américains, p. 171), la douleur de la perte de leurs ambitions intimes et les désillusions en cascade (les visas par exemple étaient des faux). Tout cela est sans nul doute très triste mais tant d'autres ont plus encore souffert que j'ai du mal à éprouver une réelle compassion pour eux qui parviennent tout de même à réaliser des exploits et à recréer une communauté. En cela je ne les trouve pas tant que cela "déracinés". C'est presque le contraire qu'on observe (Almah voudra de toutes ses forces que l'exil aboutisse à une nouvelle forme d'enracinement, pourra-t-on lire p. 420), et ce n'est pas une critique, loin de là puisque j'ai compris que le titre du livre est un hommage à la parole de Simone Weil (p. 289) : Il faut se déraciner. Couper l'arbre et en faire une croix, et ensuite la porter tous les jours.
A suivre les atermoiements de Wilhem on se dit que malgré des capacités d'adaptation relatives ils parviennent tout de même à saisir leur chance à de multiples reprises.
Le récit est surprenant et c'est un des points forts du roman. On ignorait beaucoup de choses sur ce pan historique et la manière de décrire la vie dans la colonie est assez intrigante. Je découvrais peu à peu ce que je n'avais pas soupçonné : le travail physique rend heureux (p. 318). Une phrase qui fait curieusement écho à une autre ...
Il n'empêche que la fresque est admirablement dépeinte et pourrait sans nul doute être le point de départ d'une formidable adaptation cinématographique. On a envie de concrétiser toutes les descriptions en images et on peut aisément imaginer un casting pour les rôles principaux.
Si Catherine Bardon vit à Paris, elle connait bien la République dominicaine où elle a passé de nombreuses années.Elle a écrit des guides de voyage et un livre de photographies sur ce pays.
Les déracinés de Catherine Bardon, aux Escales, en librairie depuis le 3 mai 2018