Alexandre Soljenitsyne, 1974
" Sur la colline ronflait un unique tracteur.
Il n'y avait point d'autre route et ils durent traverser le parc, tant bien que mal, sur les crêtes des ornières. Innokenti boitait. De nouveau la chaleur pesait. Ils redescendirent vers la rivière.
Elle coulait sous un pont de béton. Ce pont banal et robuste mettait les deux rives en équation, comme deux destinées. Une route nationale devait l'emprunter...
Sous le pont ils découvrirent une petite source. Ils s'assirent, burent, eurent envie de se mouiller les pieds.
Alors, sur leurs têtes, roula un grondement puissant. Ils quittèrent l'aplomb du pont et regardèrent vers le haut du remblai, vers la chaussée.
Sur l'asphalte défilait une colonne de petits camions tout neufs, identiques, bâchés de neuf. Tête et queue dérobées par les hauteurs à l'horizon. Véhicules à antennes, camions de dépannage, camions-citerne "inflammable", camions remorquant des cuisines. Entre les véhicules, la distance de vingt mètres demeurait immuable tant était rigoureux l'ordre qui régissait la colonne grondant sur le pont. Dans chaque cabine, à côté du chauffeur, siégeait un sous-officier ou un officier. Les bâches abritaient de nombreux soldats : les ouvertures rabattables et l'arrières des camions laissaient voir leurs visages indifférents aux lieux délaissés, aux lieux traversés, aux lieux à venir, visages de bois pour la durée du service.
Entre le moment où Clara et Innokenti s'étaient levés et le silence, ils comptèrent une centaine de véhicules.
L'eau se remit à chuchoter en caressant les pilotis sciés de l'ancien pont de bois.
Innokenti se laissa tomber sur une pierre près du ruisseau et dit d'un air égaré :
- Une vie qui s'effondre.
- Pourquoi ? En quoi, Ink ? dit-elle avec un accent de désespoir. Tu m'avais tellement promis de tout m'expliquer et tu ne m'expliques rien !
Il lui jeta un regard de malade. Il prit une branchette en guise de crayon. Dessina un cercle sur la terre humide.
- Tu vois ce cercle ? C'est notre patrie. C'est le premier cercle. En voici un second ( il prit un diamètre plus ample) : c'est l'humanité. On pourrait croire que le premier s'inscrit dans le second ? Penses-tu ! Entre les deux, il y a les barrières des idées préconçues. Et même des barbelés armés de mitrailleuses. Ni par le corps ni par le cœur on ne peut franchir ces obstacles, la plupart du temps. Si bien que c'est comme s'il n'y avait pas d'humanité. Que des patries, rtien que des patries, toutes différentes, pour tous les hommes..."
Alexandre Soljenitsyne : extrait de " Le premier cercle" Éditions Robert Laffont, 1968-1982-2007 https://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2006/02/02/soljenitsyne-dans-le-premier-cercle-de-l-audience-televisee_737225_3236.html https://www.franceculture.fr/emissions/avoir-raison-avec-alexandre-soljenitsyne https://www.babelio.com/auteur/Alexandre-Soljenitsyne/4789/citations