Extrait :
Tokichirô comprit que le moment crucial était arrivé, celui du quitte ou double. Dans quelques secondes, il aurait réussi ou bien serait déjà un cadavre. Lentement, il releva la tête et regarda au-dessus de lui. Le cavalier qui se tenait sur son cheval était jeune et son regard presque effrayant, comme si une sourde colère le tenait constamment en alerte. Il était vêtu de façon étrange pour un jeune seigneur. Son kimono très simple ne recouvrait qu'une partie de son corps, dévoilant une musculature puissante. Ses cheveux longs, au lieu d'être soigneusement disposés en chignon, étaient simplement retenus par une corde à l'arrière de sa tête, évoquant plus un rônin qu'un noble. Devant l'allure presque terrifiante du cavalier, Tokichirô lui adressa spontanément un grand sourire pour tenter de l'amadouer.
- Ah ! quelle tête bizarre ! Regardez ce bougre ! C'est incroyable, il n'est pas humain, on dirait un singe qui sourit !
Habitué à ce genre de moqueries, Tokichirô ne montra aucune mauvaise humeur et, au contraire, continua de sourire aux cavaliers, comme si, à présent, le point de non-retour était atteint et que plus rien ne pouvait l'arrêter dans son projet. Cela eut pour effet de déclencher encore plus de rires parmi les cavaliers, qui oublièrent du coup leur colère d'avoir été stoppés dans leur course.
- Oui Seigneur, il est vraiment drôle ce bonhomme. Bien plus que les paysans que l'on voit d'habitude. Même s'il est sale et qu'il pue comme eux, au moins il provoque la bonne humeur.
Le jeune seigneur le regardait à présent avec intérêt. Son regard sévère avait disparu et un air amusé parcourait son visage. Le changement était radical.
- Bon, que veux-tu, monsieur le Singe ? Tu as une requête ? Ton voisin t'embête et tu veux que j'intervienne en ta faveur ou bien un de mes hommes a des visées sur ta femme ? Dans ce deuxième cas, il est possible que je me joigne à la compétition. Vas-y, parle !
Encouragé par la bonne humeur qui s'installait peu à peu, Tokichirô se réjouit de voir qu'une fois de plus son sourire bizarre lui attirait les bonnes grâces des gens qu'il rencontrait. Il sentit tout à coup que son projet se présentait bien et qu'il sortirait probablement vivant de cette affaire, quelle qu'en soit l'issue.
- Seigneur Oda, je ne suis qu'un simple soldat et, à vos yeux, je n'existe même pas. J'ai pourtant servi plusieurs années le seigneur Matsushita, lui-même vassal du seigneur Imagawa. Celui-ci m'a confié de nombreuses missions, mais je rêve de gloire et d'aventures et j'ai entendu dire que vous étiez promis à un grand avenir. C'est pourquoi je souhaiterais tellement vous servir et faire partie de votre armée. Je ne demande pas grand-chose, un toit me suffirait et je mange peu. Vous auriez un soldat expérimenté et solide qui ne vous coûterait presque rien. Veuillez accepter ma requête, je vous en prie !
Oda Nobunaga regarda l'homme qui se présentait à ses pieds. Il avait déjà vu tellement de paysans au bord de la famine lui demander un poste qu'il ne fut pas surpris de cette requête. Les années où les récoltes de riz étaient mauvaises, c'étaient des hordes de prétendants qu'il fallait ainsi repousser. Mais là, il sentit qu'il y avait quelque chose de différent. Alors qu'il avait d'abord pensé sabrer celui qui avait failli le faire chuter de cheval, il était à présent étonné par la façon dont ce petit bonhomme avait retourné la situation à son avantage. Son sourire était communicatif et il n'avait montré aucune rancune malgré les insultes. Finalement, ce petit homme-singe lui plaisait bien.