Magazine Culture

(Note de lecture), Les Parasols de Jaurès, de Lambert Schlechter, par Jean-Pascal Dubost

Par Florence Trocmé

Couv SchlechterL’objet appartient à la catégorie qu’on appelle « beaux-livres » : en effet, il calque l’aspect du carnet moleskine noir, format 13 x 21, à couverture rigide et avec fermeture à élastique et signet en tissu cousu à la tranche, au plus près de celui utilisé par Lambert Schlechter pour écrire ce huitième volume de son « Murmure du monde ». A quoi s’ajoute le fac-simile de chaque prose (le livre en contient 79 proses) en vis-à-vis du texte imprimé, par quoi on peut visualiser la contrainte calibrée dans laquelle l’auteur s’est glissé pour écrire cette suite. L’objet est de belle facture.
Les fac-simile sont une généreuse invitation à entrer dans l’atelier de l’écrivain, à se faufiler derrière lui et au-dessus de son épaule, révélant, mais est-ce une réelle révélation tant on le pressent dans le rythme des proses, révélant donc que celles-ci proses s’écrivent d’un seul trait, d’un seul souffle, tel le musicien de jazz qu’évoque Jack Kerouac à propos de ses poèmes-blues. L’écriture de ces proses est le fruit d’un long souffle de vie qui parcourt le corps de l’écrivain et se glisse alertement dans le stylo, mais point linéaire, fait de ces soubresauts capricants et digressifs façon Montaigne, seules des virgules parsèment le texte et opèrent des changements de direction. Et si on file la métaphore musicale, on pourra avancer que ces 79 proses sont autant d’improvisations d’un carnettiste. (En ôtant à ce mot le sens un peu restrictif de « carnet de voyage » pour lui ajouter celui de « compositeur de carnets d’écriture ».) L’écrivain se pose devant sa page, se dit « je vais examiner l’état de la planète », puis hume le réel immédiat, hume ses souvenirs, hume ses sensations, et part à l’aventure, joue du stylo, note sur la page, entremêlant ses différentes passions et laissant le fil d’humeur le conduire là où il ne sait pas arriver, mais arrivant, et bel et bien, toujours, au cœur du monde. On retrouve déclinées en moult manières légères et graves les préoccupations heureuses ou tristes de l’auteur, ainsi comme, et beaucoup, le corps féminin, objet de rêves et de fantasmes heureux, par quoi l’érotisme et l’impudique et l’amour total le mènent jusques y compris fantasmer avec une précision quasi de vécu une étreinte homosexuelle ; l’amour total du monde. Et tantôt des réminiscences des temps amoureux enfuis remontent dans son corps, comme ceux-là d’un veuf regrettant sa défunte femme encore très sensiblement ; joie et mélancolie alternent, s’épousent parfois.
On le sait, Lambert Schlechter est un bibliophage bibliolâtre et dévore tout ce qui s’imprime et s’est imprimé, et non seulement nombre de citations d’auteurs émaillent ses proses, mais aussi les influences notables ou devinées ; s’il est un écrivain écrivant avec un fonds conséquent, c’est bien lui. Le livre est un nécessaire de vie dont il sait nous faire goûter les délices avec une érudition toujours accueillante et bienveillante et stimulante. Le livre c’est la vie, c’est la connaissance du monde. On l’imagine fort bien en ermite érudit, consacrant l’essentiel de son temps à l’étude (« j’ai toujours l’enthousiasme de l’étude »). Vrai que peu d’écrivains savent comme lui transmettent aussi palpablement cet enthousiasme qui forge son caractère (contre la mélancolie morose qui l’étreint quelques fois), on sort d’une page de Lambert Schlechter remonté à bloc, regonflé.
Qu’est cet objet littéraire ? Un journal intime ? (Les 79 proses sont numérotées, datées et géolocalisées.) Un livre de poèmes en prose ? (Contraintes calibrées, rythme particulièrement travaillé.) On ne le sait vraiment tout à fait, et peu nous chaut, même si se poser la question advient en cours de lecture. Ces proses sont des constellations de fragments unis par une mécanique qui nous dépasse.
Présentement, on lit un homme dans sa très grande et profonde solitude et qui jouit de cette solitude parmi les hommes, et les siens (très grande place est accordée à iceux), « tout le reste du temps je suis seul dans ma grande maison, seul et muet et silencieux, je lis, étudie, écris, de temps en temps je monte à ma chambre, m’allonger, somnoler, avant de glisser dans la somnolence, je suis assailli par les souvenirs… » ; il est en l’hiver de sa vie, mais n’est un pas un Rutebeuf complaignant ; il se sent gaillard comme au printemps et tente désespérément autant que magnifiquement de retourner le sablier.
Lire Lambert Schlechter nous ferait aimer la vie.
Jean-Pascal Dubost

Lambert Schlechter, Les Parasols de Jaurès, « Le Murmure du monde / 8 », Tirage spécial et limité, signé de l’auteur, Editions Guy Binsfield, 170 p., 28€.
Lire quatre extraits de ce livre.


Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Florence Trocmé 18683 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazines