Feuilleton : L'oeuvre wagnérienne en France, par Catulle Mendès, 2ème partie.

Publié le 09 décembre 2018 par Luc-Henri Roger @munichandco
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Catulle Mendès

II QUELLE ŒUVRE WAGNÉRIENNE  DOIT MAINTENANT ÊTRE REPRÉSENTÉE? 
L'excellent Pasdeloup, devenu directeur du Théâtre-Lyrique, avait formé un beau et rationnel projet  : mettre à la scène tous les drames de Richard Wagner dans l'ordre chronologique de leur composition. Après Rienzi  ( « Dout n'est bas à tétaigner dans Rienzi ! » disait Wagner en son français tudesque), il nous aurait donné le Vaisseau fantôme, Lohengrin, Tristan et les Maîtres chanteurs de Nuremberg, puis, les années s'écoulant, le Prologue et les trois parties de l'Anneau du Nibelungen, puis Parsifal. Ainsi l'âme française aurait gravi, degré à degré, jusqu'au faîte suprême, toute l'oeuvre.
Ce projet sera-t-il repris ? Il en faudra longtemps attendre l'accomplissement entier. Chose pénible à constater en France, il n'existe pas à 1'heure actuelle ni n'existera de longtemps un théâtre, subventionné ou non, en état de faire, même en deux ou trois ans, ce que l'Opéra de Munich fait en un mois. Ah ! ici, éclate la supériorité des scènes allemandes sur les nôtres ! et, de cette supériorité, la cause ? le zèle. Momentanément, nous en sommes réduits, pour désigner la première œuvre de Richard Wagner qui. a l'Opéra, devra suivre Lohengrin et la Walkyrie, à tenir compte de l'opportunité et des plus ou moins grandes probabilités de succès. Je crois qu'il faut d'abord renoncer à la pensée de jouer actuellement Siegfried ou le Crépuscule des Dieux. D'abord parce que c'était la volonté formelle de Richard Wagner, volonté qui ne céda pas sans colère au caprice du roi Louis II, que le Prologue et les trois parties de l'Anneau du Nibelungen ne fussent point donnés séparément au public et, aussi, parce que la magnifique réussite de la Walkyrie est un précédent dont il serait peut-être imprudent de s'autoriser : si la Walkyrie, quoique radicalement liée aux autres drames de la tétralogie, forme un drame qui, en somme, peut en être isolé, il n'en est pas de même pour Siegfried et le Crépuscule ; attendons, pour entendre ces deux admirables parties d'un admirable tout, que l'Anneau du Nibelungen puisse nous être donné en quatre soirées consécutives ; alors, presque inimaginable à qui ne la connaît que par des fragments, apparaîtra le miracle de la plus colossale des épopées tragiques.
Parsifal ?
Avec un ferme vouloir dont nul ne saurait lui faire reproche, la veuve de Richard Wagner réserve cet auguste chef-d'œuvre au théâtre de Bayreuth.
Seuls donc s'offrent à notre choix Rienzi, le Vaisseau fantôme, Tannhäuser, Tristan et Yseult, les Maîtres chanteurs. Malgré les beaux « morceaux » dont abonde Rienzi et l'émotion déjà wagnérienne qui s'en dégage, cet opéra diffère peu, quant à la forme, des musiques française, italienne ou allemande, qui enthousiasmaient en 1830 le jeune Richard Wagner plus ressemblant au personnel idéal du poète-musicien, du « ton-dichter », le Vaisseau fantôme, quoique l'admirable poème en égale, par la simple et poignante grandeur, les chefs-d'œuvre du théâtre grec, quoique, très souvent, l'expression musicale y atteigne à une intensité qui n'a pas été dépassée, demeure un ouvrage de transition. Il me semble que Rienzi, et le Vaisseau fantôme, qu'il faudra, certes, jouer à l'Opéra de Paris, ne s'y devront montrer, pour la première fois, qu'en leur lieu dans la série chronologique de toute l'oeuvre wagnérienne.
Tannhäuser enthousiasme à l'extrême beaucoup de wagnéristes ; c'est mon avis que leur admiration ne se méprend point. Si quelques médiocrités sont encore sensibles en certaines scènes, vers le milieu de 1'oeuvre, tout le premier acte, - tel qu'il fut, parachevé, - et tout le troisième réalisent vraiment l'idéal wagnérien ; et voici, par la suprême beauté, la suprême émotion.
Ce serait donc pour les vieux wagnéristes une très grande joie de revoir Tannhäuser sur la scène de l'Opéra, joie où se pourrait sans doute mêler quelque fierté, puisque nous sommes ceux qui jadis l'acclamèrent quand tant d'autres le bafouaient ! Mais j'avoue que, justement, cet insuccès d'autrefois fait naître en moi quelque hésitation. Ils ne doivent pas être tous morts, ceux qui situèrent la Bacchanale du Venusberg et le Retour de Rome, puisque nous vivons encore, ah! si vieux, nous qui les applaudîmes. Abonnés, ils sont dans les loges où ils furent, ils s'asseoient dans les fauteuils où ils s'assirent. Est-il généreux, lorsque nous avons déjà obtenu leur admiration, ardente ou résignée, pour d'autres oeuvres wagnériennes, qu'ils ne connaissaient pas, de la leur demander pour une œuvre qu'ils se souviennent d'avoir méprisée ? N'y a-t-il pas quelque abus de la victoire, à les contraindre de se déjuger, si précisément ? Et en même temps que cruel, cela n'est-il pas imprudent, quelque peu ? La haine contre le Beau est vivace. Il ne faut pas croire que les hommes portent sans colère le despotisme du génie ; le moindre prétexte leur est bon, quelquefois, pour tenter de le secouer. Ne donnez pas ce prétexte au public mondain, – j'entends les hommes, car l'âme féminine est à jamais possédée par l'émotion wagnérienne ; ne chatouillez pas, d'une taquinerie dans le triomphe, des enragements moins assoupis qu'on ne croit, et auxquels ne manqueraient pas de prêter aide, dès la première occasion, tant de musiciens que l'on ne saurait blâmer, en somme, - car qui donc ne songe pas à soi-même ? - , de souffrir impatiemment le voisinage d'une grandeur par où leur petitesse paraît plus petite encore. Autre chose: pourriez-vous affirmer que quelques notes adroitement communiquées çà et là aux journaux, - déjà, on en publia, l'an passé, à ce propos, d'assez perfides - n'attribueraient pas à la famille de l'illustre mort le projet de prendre, par la représentation actuelle de Tannhäuser, une revanche, presque patriotique, de la défaite ancienne ? Et qui sait si de bonnes gens ne pourraient pas être mis de méchante humeur par cette sournoise insinuation ? Oh! je sais que voilà de bien petits sujets d'appréhension quant au succès d'une œuvre telle que Tannhäuser ; et ils ne devraient pas même entrer en ligne de compte, si, parmi les drames wagnériens, de celui-là seul la représentation était possible. Grâce à Dieu, d'autres chefs-d'œuvre nous sont offerts, et plus sublimes encore !
Voici les Maîtres chanteurs de Nuremberg, voici Tristan et Yseult. Admirable alternative entre deux souveraines merveilles ! Quel que soit le choix où l'on s'arrête, même ceux qui l'auront combattu s'en montreront satisfaits. 
Pourtant, examinons les choses de près. Les personnes qui inclinent vers les Maîtres chanteurs, entendons-nous bien je considère ici, non pas la valeur des œuvres, mais l'opportunité de leur représentation immédiate, - en donnent pour raison les quelques « airs », les quelques ensembles « chantants » de la comédie wagnérienne, et, surtout, la « fantaisie», la « légèreté », la « gaieté » que le poète-musicien y a prodigalement répandues,- qualités qui semblent au premier abord plus concordantes à la frivolité dont on accuse notre race. Ce raisonnement n'est que spécieux. C'est précisément parce qu'il y a de la « gaieté » dans les Maîtres chanteurs que la représentation n'en devrait pas être tout à fait proche. Car cette gaieté n'a aucun rapport avec la belle humeur française car elle est allemande, absolument allemande, cent fois plus allemande que la rêverie de Lohengrin, que le symbolisme de l'Anneau du Nibelugen et surtout que la passion de Tristan et Yseult. Le rire des Maîtres chanteurs est national ; et, si les passions et les douleurs sont compatriotes de tous les vivants, soyez bien persuadés que la « drôlerie » d'une nation ne peut pas être naturalisée en une autre nation. En voulez-vous, par un exemple, une preuve? Les drames shakespeariens, arrangés, dérangés, shakespeariens tout de même, ont été représentés en France avec d'éclatants succès, mais, malgré de nombreuses et adroites adaptations aucune des comédies de Shakespeare, aucune de ces extraordinaires farces qui, jouées à Londres, sur le théâtre d'Irving, soulèvent d'inextinguibles rires, n'a pu « réussir » en France, sinon par les parties de délicatesse et de charme, en un mot, n'a fait rire ! Au contraire, en Allemagne, Comme il vous plaira, le Songe d'une nuit d'été, les Joyeuses Commères de Windsor, la Méchante Femme mise à la raison, sont aussi populaires que Macbeth, Hamlet, Othello, le Roi Lear ; et j'ai vu se tordre aux lazzis, aux calembredaines de Bottom, les troisièmes galeries des théâtres de Munich ou de Cologne. Pourquoi la joie anglaise n'amuse-t-elle pas en France, et amuse-t-elle en Allemagne ? A cause, ici, de la différence des races ; à cause, là, de la ressemblance, de la presque similitude des races ; le Latin ne pouffe pas de ce qui divertit le Saxon jusqu'à l'excès ; le Germain s'en esclaffe, étant frère du Saxon. Non, le rire n'est pas transportable d'un peuple à un autre peuple, à moins que leur origine ne soit commune. Combien nous fûmes égayés, et le sommes encore et le serons toujours par la belle verve fraternelle du délicieux Rossini! C'est pourquoi je crains que la sérénade de Beckmesser ne laisse froids les spectateurs de l'Opéra de Paris, les soirs d'abonnement, et, plus encore, les soirs de représentation à prix réduits. Et ce n'est pas seulement le rire qui est national dans les Maîtres chanteurs, c'est presque toute l'oeuvre par les caractères, par les mœurs, et par la gloire d'une date à laquelle la patrie de Richard Wagner doit son rayonnement sur le monde. Est-ce que, véritablement, il est concevable à l'universalité des esprits français, j'entends des esprits simples, - je pense toujours à la simple et sensible foule quand je parle du génie, comme je ne pense qu'aux lettrés quand je parle des talents délicats, - ce populaire Nurembergeois, Hans Sachs, cordonnier, poète, apôtre? Est-ce que le vaste public s'intéresserait, même pour se railler d'eux. à ces Maîtres chanteurs, pesants et pédants, qui riment leurs vers sur leur établi, gens de métier même dans l'art, maniant la plume avec la rudesse qu'il faut à l'outil, si vrais, si prodigieusement comiques, mais si allemands! (Tenez, je me souviens que Richard Wagner me dit une fois, comme nous nous promenions en barque sur le lac de Lucerne : «Vous avez eu les cours d'amour en Provence! C'est là, parmi les troubadours et les belles dames qui jugeaient les poésies et furent gravement expertes en les cas de tendres contestations que j'aurais placé l'action des Maîtres chanteurs, si j'étais Français. ») Est-ce que, vraiment, un peuple catholique, chez qui la Réforme éveille, avec d'ataviques sursauts de fanatisme, des souvenirs de rouges tueries et des remords de persécution et d'exil), pourrait pleinement comprendre, partager la joie glorieuse de l'hymne dont la pensée allemande et la foi allemande, délivrées, fêtent le grand Hans Sachs? De sorte que, en réalité, dans les Maîtres chanteurs, les seules amours d'Éva et de Walter sont parentes à nos âmes. Eh ! je sais bien que l'œuvre triompherait par l'universalité du symbole, par l'intensité de la vie, par l'exubérance de la joie tout de même perceptible à travers la différence des races, et par le prodige de la perfection musicale ! Qu'on la joue demain, je m'en réjouirai ardemment, et j'applaudirai avec fureur. Mais ma joie serait plus grande encore, plus exempte d'inquiétude, retardée de deux ou trois ans, jusqu'aux jours où, sous aucun prétexte, le triomphe de l'art wagnérien en France ne pourra plus être mis en question.
Et nous avons Tristan et Yseult !
Non sans chagrin, non sans révolte,  je m'impose dans cet article de ne pas me laisser emporter à mes enthousiasmes ; j'oblige ma pensée et ma phrase à la modération. J'écris dans l'intention d'être utile, pratique, opportun. Je n'exprimerai donc pas ici, l'ayant, d'ailleurs, vingt fois écrite et parlée, mon intense admiration pour le plus miraculeux drame d'amour qui ait été écrit par un être humain. Dans Tristan et Yseult, au point de vue passionnel, l'impossible a été plus que réalisé, l'Indépassable a été franchi. Toutes les âmes aimantes et souffrantes de l'humanité, tordues, saignent dans ce poème leurs délicieuses blessures. Ce sont ici les Noces suprêmes de l'Amour et de la Mort. Ici se conjoignent les jumelles éternités du baiser et du néant. Rien qui appartienne spécialement à telle ou telle race, tout qui appartient à tous les êtres. Non seulement il importe peu que la scène se passe en Cornouailles ou à Kerleon, que le roi Marke soit trahi par Tristan, que Tristan soit trahi par Melot ; non seulement il est oiseux de se demander si la passion de Tristan pour Yseult et d'Yseult pour Tristan est née d'eux-mêmes ou du breuvage d'amour si voisin du breuvage de mort, que leur versa Brangaene, mais il n'importe pas davantage que Tristan soit Tristan, et qu'Yseult soit Yseult. Ils ne sont pas eux-mêmes, en effet, ils sont, depuis toujours, pour toujours, à travers les universels avatars de l'existence et du trépas, l'amante et l'amant, plus que cela, l'amour même ils n'ont pas de moment, ayant la perpétuité. André Chénier, dans le projet d'un poème qu'il n'écrivit point, parle de l'Ombre qui existait avant le surgissement de la lumière, avant que l'ombre fût due, comme à présent, à 1'extinction de la lumière ; c'est à cette Ombre, inconcevable aux yeux vivants, à cette Ombre faite des ténèbres antérieures à l'espérance du premier soleil, ou postérieures à l'oubli d'une dernière étoile, qu'aspirent, comme à un inéveillable lit d'hymen, les forcenés et purs amants, le Couple par excellence. Et, dans ce vertige de deux êtres vers l'inexistence, nulle philosophie. Richard Wagner a lu pour la première fois Schopenhauer, pendant qu'il travaillait à Tristan et Yseult, coïncidence peu digne d'être signalée d'ailleurs, l'oeuvre, alors, étant presque achevée ; et il y avait longtemps que, comme le Bouddha au jardin des Bambous, Richard Wagner portait en lui, en l'immensité pensive de son génie, cette dualité une, exquise et funèbre, infinie, l'Amour et la Mort. Et, en même temps qu'énorme, cette conception est accessible à tous. Les sublimes cœurs s'y reconnaissent ! les cœurs humbles sentent qu'elle ne leur est pas étrangère. Elle tourmente, charme, déchire, enchante les âmes même qui sont incapables de s'y égaler longtemps. Pas une femme, pas un homme qui, aimant , - et si l'homme et la femme n'aiment point, à quoi sert qu'ils vivent ou meurent ? - n'aient eu un instant de l'éternité délicieuse et douloureuse de Tristan et d'Yseult. Quiconque aime a voulu mourir, pour aimer davantage ! Et le tombeau est un lit de noces, définitif. C'est pourquoi, sans parler d'une facilité relative d'interprétation, Tristan et Yseult me paraît, de tous les chefs-d'œuvre wagnériens, celui qui, le plus immédiatement, le plus profondément, le plus à jamais, conquerra l'âme française, où triomphe plus qu'en aucune autre la Passion, avec ses sublimités et ses maladies. Esprit, cœur, sens, tout notre être sera pénétré, envahi par cette douce et formidable éruption d'amour Et elle nous enchantera et nous torturera et nous affolera. Étonnement des penseurs, enthousiasme des artistes, elle dominera, par l'amour, toute la multitude ; saine ivresse des simples et morphine des détraqués.
(A suivre)