14-18, Albert Londres : «Ils se croient toujours le géant debout.»

Par Pmalgachie @pmalgachie

Mes cinq premiers jours en territoire occupé (De notre correspondant de guerre accrédité aux armées britanniques.) Aix-la-Chapelle, 7 décembre. Cinq jours que nous sommes en Allemagne et que j’y suis. Eupen, Malmédy, Montjoie, Aix-la-Chapelle, Duren, des villages par dizaines, 40 kilomètres en profondeur, du boche de plus en plus boche, voilà notre apparition qui se précise, gagne et marche au Rhin. Si vous croyez que ce que nous voyons est simple, votre erreur est grande. Le spectacle est des plus compliqués. Tous les aspects de l’âme humaine, la servilité, l’inconscience, la crainte, la fierté, la légèreté, la sournoiserie, l’insolence, nous les avons. Si l’âme humaine a d’autres aspects que nous oublions, ajoutez-les, ils y sont. Vouloir découvrir, immédiatement, au milieu de ces manifestations enchevêtrées, la véritable pensée de l’Allemagne actuelle serait gaminerie. D’ailleurs, depuis cinq jours, il y a deux Allemagnes : celle que nous occupons et occuperons, celle qui restera libre. La description de l’une ne pourrait servir à l’autre. L’Allemagne avec laquelle nous allons traiter, c’est à Berlin qu’il faut aller la fouiller. En attendant, regardons celle qui est sous nos pas. Deutschland über alles ! Nous entendons qu’ils disent n’être pas vaincus. Savez-vous que tout le pays reçut ses troupes en retraite avec des drapeaux aux fenêtres ? Ils se jugent la victime de circonstances malheureuses, ils se croient toujours le géant debout ; ils font une concession : c’est que ce géant, pour un moment, doit consentir à ne plus mordre. Quant à ses yeux, ils ne se baisseront pas. Le géant est plein de gloire, d’honneurs. — Mais, dis-je à un jeune professeur, hôte de mon hôtel, et les fers que nous lui avons passés aux pieds ? Il m’a répondu : — Nous ne regardons que la couronne qu’il a sur la tête. C’est le mot d’ordre donné. Ce que dit ce professeur, les journaux l’écrivent. Nous voyons sous nos yeux se dessiner la façon dont ils apprendront l’histoire de leur défaite aux petits Boches. Vous croyez que l’Allemagne est diminuée ? Allons donc ! Elle n’a jamais été si grande ! — Tout l’univers contre nous ! disent-ils. — Halte-là, ai-je répondu à mon professeur. C’est un conte dont il ne faut pas nous endormir. Au début de la guerre, qui était le plus fort, vous ou nous ? — C’était vous. — Et c’est alors que vous avez essuyé votre plus grave défaite. Et votre surpopulation, et vos alliés, qu’en faites-vous ? Pensez au nombre de votre coalition quand elle donnait en plein. Pensez à celui de la nôtre quand l’Angleterre n’était qu’en préparation, l’Italie en attente et l’Amérique dans les limbes. Au moment de votre supériorité, vous n’avez pu vous battre. Le professeur ne veut voir que la fin. Il s’est fait un tableau qu’il aime à contempler : l’Allemagne toute seule, la tête droite et l’univers entier se jetant sur elle. — Il est faux votre tableau, lui dis-je, et l’Autriche ? et la Bulgarie ? et la Turquie ? Ce que vous appelez votre isolement n’est que la première conséquence de votre défaite. Vous ne vous êtes trouvés seuls qu’au moment où vous étiez battus. — Nous avons tenu les derniers, dit-il. — Oui, mais pour tomber aussitôt. Le professeur secoue la tête pour dire non. Le maître d’hôtel, démobilisé de deux jours, entre dans la conversation. Il dit : — Monsieur, l’armée du front jusqu’au bout a rempli son devoir. On a bien fait de la recevoir avec des drapeaux. Si nous sommes où nous en sommes, nous le devons à ces cochons de l’arrière qui faisaient la révolution pendant que nous nous battions. — C’est parfait que vous reveniez du front, lui dis-je. Vous devez vous y connaître davantage. Comment appelez-vous l’opération qui vous a reconduits au Chemin des Dames, qui vous a fait lâcher les lignes Hindenburg ? Vous savez ce que c’était que les lignes Hindenburg ? Cela ne s’appelle-t-il pas des victoires pour nous ? Il répond : « Notre armée eut là évidemment un retour du sort, mais ce qui nous dépasse, c’est que ce retour qui était en notre faveur fut le dernier… — Parce que vous étiez incapables d’en faire surgir un autre ! — Ce n’est pas la faute de l’armée, fait le maître d’hôtel, sous-officier hier… » Les archets menteurs Voilà le ton du ciel de l’Allemagne vaincue, elle ne se dit pas battue. Elle se persuade qu’en pleine grandeur, pour des raisons mystérieuses, elle a été forcée d’abdiquer. Elle porte la tête haute, elle ne se sent pas humiliée, elle dévore en dedans une rage qui s’installe, mais la notion de l’heure, elle ne la perd pas. Ses usines fument, ses femmes repeuplent et ses orchestres, comme ce soir au Palace, à Aix-la-Chapelle, tandis que nous, ses ennemis en uniforme, nous dînions, ses orchestres, de leurs archets menteurs en attendant, si nous le permettons, qu’ils redeviennent des flèches, nous servent Sambre-et-Meuse ! Le Petit Journal, 9 décembre 1918. (Republié le 10 décembre.) 3,99 euros ou 12.000 ariary ISBN 978-2-37363-076-3