Ces temps de revendications sociales en France m’interrogent passablement sur mes propres préoccupations. Cela fait des années en effet que je me lamente sur le monde du travail et ses excès. A quelque part, en voyant la misère dans laquelle vivent les « smicards », mes petites tracasseries de travailleur helvétique peuvent sembler bien dérisoires. Et d’un certain point de vue, c’est vrai qu’elles le sont. Je n’ai pas de peine à boucler les mois, je n’ai pas besoin de calculer chaque franc qui sort de ma poche, je ne dépends pas d’une aide quelconque et je ne vis pas dans un logement minuscule et/ou insalubre. Franchement, de ce point de vue j’ai de la chance. Je comprends les personnes qui sortent dans la rue et qui revendiquent (pacifiquement) des meilleures conditions de vie. Il n’est pas normal que de nos jours on ne puisse pas vivre correctement lorsque l’on travaille convenablement, tout cela parce que l’Etat ponctionne tout au passage. Quand je vois qu’en France le gouvernement suce pratiquement la moitié du PIB, je ne suis guère étonné que les travailleurs et les petits entrepreneurs ne s’en sortent pas. En Suisse, on a plus de chance. L’Etat, et ses représentants, sont beaucoup plus modestes. Ceci permet à une très grande majorité d’entre nous de vivre convenablement, bien que nous connaissions aussi notre lot de working poors.
Ceci étant dit, même si mes lamentations de travailleur helvétique peuvent sembler dérisoires par rapport à celles de nos voisins, elles s’appuient sur les mêmes constatations : la mondialisation n’a pas amélioré les conditions de vie de la classe moyenne. Cela fait plus de 20 ans que je travaille, et cela fait autant de temps que j’entends chaque année de la part de mes employeurs plus ou moins la même rengaine : les temps sont durs, on doit économiser, les salaires ne peuvent pas être augmentés. En conséquence, ma rémunération, ainsi que celui de mes collègues, est restée très souvent inchangée, a parfois augmenté de 0.5% et rarement de 1%. En termes réels, corrigés de l’inflation, on peut tout juste s’estimer heureux si on a pu maintenir son pouvoir d’achat. Pendant ce même temps, alors qu’on nous disait justement que la période économique était tendue, on voyait les bénéfices des entreprises la plupart du temps augmenter, parfois stagner et rarement baisser. Seule une seule des boîtes que j’ai pu côtoyer durant ces deux décennies a essuyé une perte, durant une seule année. Quand on demandait à nos employeurs pourquoi nos salaires stagnaient alors que les bénéfices grimpaient, on avait toujours droit à cette excuse bien rôdée : « C’est vrai que cette année les bénéfices ont augmenté, mais ces prochaines années s’annoncent très difficiles » ou alors « Le bénéfice de cette année est dû à des rentrées extraordinaires qui ne seront plus d’actualité l’année prochaine ». Mais l’année suivante le scénario se répétait, ainsi que celle d’après… Dans le même temps, ce pseudo contexte difficile était également utilisé pour nous mettre encore et toujours plus de pression. Bilan final : un salaire réel qui stagne ou baisse, un temps de travail qui se rallonge et qui s’invite à la maison, ainsi qu’un stress toujours plus pesant et présent.
Si l’on regarde la progression des indices boursiers depuis une vingtaine d’années, on se rend bien compte que malgré une première décennie difficile, les entreprises ont réussi à dégager des bénéfices et donc à créer de la valeur pour leurs actionnaires. Cette création de richesse s’est faite en grande partie sur le dos des travailleurs, qui n’en ont récolté que quelques miettes, et encore. Pas étonnant dès lors que ces mêmes travailleurs sortent crier leur colère dans les rues.
J’ai souvent dit que les mouvements liés à la recherche d’indépendance financière étaient un peu schizophrènes. Ils naissent la plupart du temps de la constatation que l’économie libérale ne permet pas au travailleur de s’épanouir humainement et financièrement. Ils critiquent avec passablement de force le monde capitaliste et la mondialisation. Néanmoins, d’un autre côté, ses adeptes utilisent les armes du grand patronat pour améliorer leurs conditions. Ils investissent pour bénéficier de revenus qui vont leur permettre d’arrondir leurs fins de mois, de diminuer leur temps de travail ou carrément d’arrêter de travailler. Bien que leur démarche se base sur certaines valeurs politiques de droite, liées à la liberté et à la responsabilité personnelle, ils tiennent en même temps un discours de nature marxiste, sur l’aliénation du travail du prolétariat par le patronat. Ils utilisent les outils du système capitaliste, non pas comme un but en soi (l’accumulation de capital), mais plutôt comme un moyen pour agrémenter leur condition de travailleur. C’est d’ailleurs selon moi le seul et unique objectif qui devrait être dévolu au capital. Malheureusement, certains dirigeants de nos sphères politiques et économiques l’ont oublié. Ils confondent buts et moyens.