Entretien avec Jean-René Lassalle
Une autre métamorphose du rêve de langage,
par Emmanuèle Jawad
Emmanuèle Jawad : Dans chacun des deux ensembles Poèmes, carrés et Sangleil, les recherches se portent sur la langue dans ses expérimentations mais également sur la question de la forme du poème - d’une forme fixe pour le premier ensemble avec une forme géométrique de référence (le carré) vers son éclatement dans Sangleil. Dans ce dernier livre, en fin de volume, l’idée d’un flip book est mentionnée. Comment le cadre-modèle choisi dans Poèmes, carrés entre t-il en connexion avec le texte ? Peut-on parler d’une mise en mouvement du poème dans Sangleil ?
Jean-René Lassalle : Pour les Poèmes, carrés une perception chaotique du monde a induit un chaos de langage qui est contenu pour le moment du poème par la forme carrée, figure symbolique de stabilité et aussi modèle de l’esprit qui tente de rationaliser l’inquiétude par la symétrie et le chiffre 4 (souvenir de la musique des quatuors à cordes). Le carré m’est apaisant, il reste clair par un traitement de texte simple, et pour qu’il ne soit pas figé, les aspérités du langage cognent contre ses 4 côtés. C’est en plus une continuation imprévue mais main dans la main avec d’autres qui ont écrit des poèmes carrés comme le moine Raban Maur ou Dame Su Hui. Car après les avoir écrits j’ai eu envie de savoir qui avait travaillé dans cette direction dans les temps et les lieux. Donc j’en ai publié à côté un essai sur l’histoire du poème carré dans Poezibao (1). De plus mes poèmes carrés sont devenus par coïncidence ou imprégnation de cette forme dans l’œil un hommage discret au Carré noir sur fond blanc de Malevitch dont j’ai aimé la tentative humaine de réduction géométrique avec désir d’ouverture au cosmos nocturne : mes poèmes ont les mêmes proportions que son tableau, le texte en est similaire au carré de peinture noire et le cadre mime la toile blanche. Le carré reste une de mes bases de construction de poèmes mais il a disparu du résultat final maintenant.
Dans Sangleil il y a une tension entre forme et informe dans la pulsation du cœur et de l’étoile dont la superposition (exemplifiée par l’image de la couverture du livre) donne le contour général du poème. La rigidité du carré a éclaté pour chercher un modèle plus organique. J’ai rêvé une forme poétique qui se détache de ma personne et pulse dans le livre qui, ayant perdu son prestige à l’ère de masse d’internet, peut se consacrer à devenir un objet artistique rare contenant des formes visuelles de langage réalisées par un miniaturiste lent. Les attributs, couleurs et connotations du sang et de l’étoile sont disséminés dans chacun des poèmes de Sangleil (= sang + soleil). Si l’on feuillette le livre comme un flip-book on peut tenter d’apercevoir les poèmes de langage qui s’animent dans leurs systoles et diastoles.
L’expérimentation dans le langage m’est nécessaire pour exprimer des choses que je n’arrive pas à réaliser avec le langage de communication traditionnel. Je comprends que c’est inhabituel à lire et que j’aurai moins de lecteurs mais je ne peux pas faire autrement. Je ne suis pas le seul, de Gertrude Stein à Christian Prigent et beaucoup d’autres que je respecte. Pour ma micro-histoire personnelle je me suis formé à Berlin-Ouest dans les années 1980 avec des artistes expérimentaux comme le groupe Das Synthetische Mischgewebe ou le théâtre du regretté Jean Marie Boivin : on réinventait nos moyens dans un esprit d’exploration tous azimuts, donc j’ai fait de même pour le langage. Quand je commence à écrire un texte il m’est impossible de savoir à quoi il ressemblera, même s’il y a parfois quelques fils rouges.
Emmanuèle Jawad : Le premier ensemble Triling est constitué de neuf triptyques de poèmes en trois langues. Le carré est une forme déjà présente. Poèmes, carrés est composé de 100 poèmes cadrés. Dans Rêve : Mèng, la composition des textes s’effectue selon une combinaison régulière. L’éclatement de la forme concerne l’ensemble des poèmes de Sangleil. Le chiffre, plutôt que la contrainte, entre t-il dans la composition des poèmes ? Quels sont les processus de composition mis en œuvre dans ces ensembles ?
Jean-René Lassalle : Je ne suis pas sûr de suivre parfaitement des contraintes structurant mécaniquement les textes. Mais mes expérimentations sont guidées par des formes visuelles (le carré clairement, l’« amibe » dans Sangleil) et des constantes de chiffres simples (le triptyque dans Triling, les dix doigts de la main décomptant lentement les 10 cycles de 10 poèmes dans deux livres). Dans la construction il y a aussi des moules chiffrés qui s’imbriquent. On peut appeler cela des contraintes littéraires – qui moderniseraient le besoin de formes fixes délaissant apparemment les traditionnelles -, mais mon désir d’organicisme les heurte souvent ou les complète, ainsi que les processus aléatoires qui dissocient les moules et que je trouve très créatifs chez John Cage. En fait les poèmes sont composés de multiples strates superposées et activés par des processus métamorphosants.
Dans Triling chaque triptyque est structuré ainsi : j’écris un poème en français, puis je le « traduis » en anglais en l’écartelant, cherchant plus de différences que d’équivalences, puis je m’auto-traduis de même à partir de cet anglais vers l’allemand, pas à partir du français, ainsi le texte s’éloigne de plus en plus de son origine. À partir de l’allemand je retouche le français du début et le texte original disparaît, il reste une incessante circulation du sens entre les 3 langues avec des scintillements de motifs. Les principes de traduction expérimentale à but esthétique, plus acceptés aujourd’hui, sont appliqués ici à l’autotraduction pour métamorphoser le texte. Chaque poème trilingue m’évoque un mobile ou un hologramme de langage qui tourne doucement sur lui-même. Un des buts était de modéliser poétiquement les va-et-vient d’auto-traductions en 3 langues dans mon cerveau, dont j’ai eu besoin quand j’ai quitté la France pour l’Allemagne.
Dans Rêve : Mèng des poèmes carrés de 5x5 idéogrammes chinois monosyllabiques sont transformés par traduction en poèmes carrés de 5x5 mots monosyllabiques français qui acquièrent les 4 tons du chinois originel. Dans la première partie du livre il s’agit d’hommages aux anciens poètes Tang et le texte se suspend dans un flottement syntaxique qui rappelle leur langue. Dans la deuxième partie je crée moi-même de nouveaux textes avec les quelques connaissances de chinois acquises il y a longtemps mais le carré français obtenu par autotraduction expérimentale est ici déplié plus loin, selon 4 chemins de lecture (horizontal, vertical, palindromique et en spirale vers le centre), créant 4 nouveaux poèmes. Je n’emploie peut-être pas du chinois réel – bien que mes idéogrammes soient correctement tracés et logiquement phonétisés et traduits -, et ce n’est pas non plus de l’orientalisme gratuit, c’est un chinois rêvé sublimant mon regret de ne quasiment pas pouvoir parler cette langue magnifiquement dessinée. Une autre métamorphose du rêve de langage, « mèng » signifiant « rêve ».
Emmanuèle Jawad : La question du rythme est très présente dans ton travail d’écriture. Dans quelle mesure la musique entre t-elle également avec le rythme dans la construction des poèmes ?
Jean-René Lassalle : J’ai besoin de transformer le langage en musique pour atteindre une sorte de soulagement aux tensions de la vie. Le langage transmet cette « danse de pensée dans les mots », et la consolation abstraite et communicative est une des fonctions de la musique. Parmi les nombreux musiciens de notre monde avec leurs mélodies timbres et structures, ceux qui m’ont influencé le plus durablement apparemment viennent du free-jazz pour leur exploration lyrique du son jusqu’en ses stridences et blocages ainsi que pour leur humanité fraternelle qui sait aussi s’aventurer vers l’extatique.
La personne qui écrit possède un corps bercé de rythmes entretressés : cœur pulsant le sang dans les veines, respiration (influencée par les émotions ou dirigée par l’esprit comme dans le yoga), les impulsions électriques dans les nerfs et les neurones. A cela s’ajoute la perception feutrée des rythmes de l’environnement : vent, mer, lueur changeante du jour, coulissement de la lune et constellations, passage des nuages, animaux apparaissant, humains et leur interaction, machines, vitesse électronique. Tous ces rythmes influencent l’esprit et sa danse dans l’écrit, qui est en plus reconstruit par ses propres structures musicales composées.
Le mot « vers » se tortille, mais heureusement les « unités de rythme-sens » peuvent mouvoir toutes sortes de textes, des blocs de prose aux spatialisations de segments découpés.
Emmanuèle Jawad : A des dimensions visuelles et graphiques, s’ajoute une dimension sonore qui occupe une place centrale dans tes textes. Les lectures à voix haute parviennent à restituer remarquablement ces différentes composantes (par l’introduction notamment de ce que tu nommes « mini-rituels »). Comment le poème se construit t-il avec cette dimension sonore ? Quels liens entretiens-tu avec l’oralité ?
Jean-René Lassalle : Je n’ai pas fait énormément de lectures en public mais j’essaie d’y trouver la voix particulière de chaque poème avec un souffle accordé aux multiples rythmes. Si ce doit être le poème qui parle plutôt que moi, je cherche à découvrir les intonations qui lui sont propres, peut-être un souvenir d’avoir fait partie d’une troupe de théâtre. Parfois donc la diction suit la partition d’une structure qui déforme la voix naturelle. Parler une langue peut comporter une part de voix physique (ici sortant de l’écrit), et aussi une présence de la personne disante dans un espace social. Je suis assez réservé privilégiant ce langage construit qui me quitte pour aller dialoguer en musicalité avec le monde. Mais je ne peux être sans corps ni ne veux être un performeur, j’essaie de m’effacer devant la poésie qui sort de mon travail et cependant quelques gestes finissent par dépasser mon corps, alors je tente de les affiner en des mini-rituels. Par exemple dans Rêve : Mèng je scande les hauteurs des tons du chinois avec la main en l’air, je présente certains idéogrammes agrandis sur affichette, je me cache un peu derrière le dernier qui est « rêve » dans une calligraphie qui tend à l’effacement du trait. Pour Triling je rythme les interludes entre parties par 3 tapotements récurrents et je déplie et replie le texte agrandi des triptyques en un cylindre de papier que je fais tourner lentement pour mêler les trois langues dans un cercle. En ce moment je n’utilise pas l’électronique pour rester proche de la silhouette humaine simplement parlante, archétypale si l’on veut. Tout ceci devrait rester mince et léger, pour ne pas noyer le poème et ses circonvolutions.
Emmanuèle Jawad : Des mots issus de différentes langues s’introduisent dans les poèmes. Une syntaxe singulière dans une torsion de la langue structure les ensembles. Ton travail se porte également dans la constitution de poèmes multilingues. Quelles sont les influences précisément des langues étrangères dans ton travail d’écriture ? Quels mouvements induisent-elles d’écriture mais également de lecture ? Le travail de traduction se connecte t-il ici avec le travail de création ?
Jean-René Lassalle : Il y a parfois autotraduction entre les 3 langues que je parle (français, allemand, anglais), mais mon terreau d’écriture est un français minimalement exilé (depuis 30 ans) et donc changeant car éloigné de sa base, souvent bouleversé par la phrase allemande à tiroirs et emmené à flotter syntaxiquement par la suppression des articles et déterminants découverte dans la poésie chinoise.
J’accentue le flottement du sens par une ouverture à la polysémie, avec torsades de syntaxe, connexions qui suivent un principe d’incertitude, référents ambivalents, etc. Cela permet de pousser vers cette abstraction musicale recherchée. Il se peut aussi que j’aie été influencé inconsciemment par des poètes que j’ai traduits comme Friederike Mayröcker ou Oswald Egger.
D’autre part, je me sens immergé dans un monde planétaire dont la richesse des langues me touche : celles-ci résonnent dans les radios, internet, cafés, trains, université, lieux de travail, chez les migrants qui passent, les personnes multilingues avec qui j’habite, etc. Donc des mots et structures de nombreuses langues finissent par intégrer mon langage poreux, et intrigué je me retrouve à la recherche d’une sorte d’arbre du langage, dont les branches sont les diverses langues et le tronc le site des universaux linguistiques. J’ai régulièrement l’impression agréable que ma poésie est infusée par cette méta-langue universelle sans doute imaginaire.
Emmanuèle Jawad : Si les enjeux d’écriture se tournent vers l’expérimentation, l’art et la porosité des langues, de façon plus globale, comment situes-tu ton travail de création dans le champ des recherches poétiques ? Quelle(s) conception(s) de la poésie ?
Jean-René Lassalle : La poésie c’est l’art du langage et les arts ont beaucoup évolué dans le modernisme et le contemporain. Art de toutes définitions comme travail symbolique humain qui voile/dévoile/revoile pour sublimer des tensions de vie par une idée dans un savoir-faire au moyen d’une expérimentation en plaisir du jeu avec des formes dans un esprit critique qui explore, et l’espoir qu’un peu est transmissible. Le médium est ici le langage, avec ses fonctions manipulables, ses possibilités d’expression, de chant, de cri appel ou rêve, fiction, démystification, mensonge, détournement, ses aspects visuels, sonores, écrits, contextuels, politiques, ses structures syntaxiques, morphologiques, phonétiques, son support de pensées, ses capacités de communication biaisée ou dialogue attentif, ses manques, illusions, bégaiement et mutisme, son rapport aux autres langues de la planète, son affinité avec d’autres poètes de tous temps tous pays, ses plongées étymologiques ou historiques, ses néologismes et inventions, ses antennes spéculatives vers le futur. Il y a de la place pour de nombreuses approches. La mienne n’a pas de message, c’est un kaléidoscope à penchant métaphysique, et quand il y a des évocations tragiques un filtre éthique veille. Ou alors je cherche classiquement le beau-bien-vrai mais cela passe à travers les désastres du XXe siècle donc brisé, déconstruit et reconstruit, je l’ai fortement ressenti en lisant Paul Celan à Berlin entre les ambassades en ruines et les miradors armés du Mur (sur lequel les gens ont plus tard dansé). La poésie ne disparaîtra que lorsque tous les humains ne pourront plus utiliser le langage donc jamais. Elle est moins publicisée dans une époque audiovisuelle saturée de communication sourde et de performance économique aveugle mais elle est incroyablement résistante. Les supports varient du papier au web et à l’espace public ; mon noyau est dans un livre-objet abordable et rayonnant au tirage modeste chez un éditeur indépendant et courageux - Lambert Barthélémy des Editions Grèges – et qui peut égrener une complexité lente ou se parcourir comme une musique étrange. Cela paraît parfois comme un fond de solitude qui parle à un autre fond de solitude. Ou un dialogue d’un langage avec le monde, qu’on peut capter par côté. Un langage qui est humain et en même temps est insatisfait de ses limitations et voudrait les tester ou en dépasser quelques-unes.
1. Feuilleton « Le Poème Carré », 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 et 9 avec PDF de l’ensemble
De haut en bas :
Poèmes, carrés, éditions Grèges, 2012 - deux poèmes de ce livre
Jean-René Lassalle, photo E. Jawad
Sangleil, éditions Grèges, 2018 - lire des poèmes de ce livre
Triling, Cynthia 3000, 2008 - note de lecture
Rêve : Meng, éditions Grèges, 2016, note de lecture par Michèle Métail
Cet entretien entre Jean-René Lassalle et Emmanuèle Jawad a été réalisé fin novembre 2018.