" - Vous n'aimez pas les magazines ? hasarda Martin.
- Vous oui ? rétorqua l'autre, soudain hostile.
- Je... j'écris ou, plutôt, j'essaie d'écrire pour les magazines.
- Je préfère ça, répondit Brissenden, radouci. Vous essayez d'écrire, mais vous n'avez pas de succès. Je respecte et admire vos échecs. Je sais ce que vous écrivez. Je le devine les yeux fermés. Il y a un ingrédient qui vous ferme la porte des magazines : la tripe. Les magazines ne savent que faire de cet organe. Ce qu'ils veulent, c'est du pipi de chat et ils en sont bien arrosés, mais pas par vous.
- Je ne crache pas sur la littérature alimentaire.
- Au contraire...
Brissenden embrassa d'un regard sans vergogne les signes apparents de la pauvreté de Martin, passant de sa cravate défraîchie et de son col râpé aux manches lustrées de son paletot d'où dépassaient des manchettes élimées, avant de s'attarder sur ses joues hâves.
- Au contraire, c'est la littérature alimentaire qui vous crache dessus et vous ne savez pas comment l'amadouer. Avouez, l'ami, vous vous sentiriez insulté si je vous invitais à manger un morceau, pas vrai ?
Martin se sentit rougir et Brissenden eut un rire de triomphe.
- Un homme repu ne se sent pas insulté par une telle invitation, expliqua-t-il.
- Vous êtes diabolique, répliqua Martin, irrité.
- N'importe, je ne vous ai pas invité.
- Vous n'avez pas osé.
- Oh, je n'en suis pas si sûr. Tenez, cette fois c'est dit, je vous invite.
Brissenden fit mine de se lever, comme pour se rendre de ce pas au restaurant.
Martin serra les poings. Le sang lui montait aux tempes.
- Bosco ! Il les mange tout crus ! Il les mange tout crus ! s'exclama Brissenden en imitant le bonimenteur d'un avaleur de serpents célèbre dans la ville.
- Vous, je pourrais vous avaler tout cru, dit Martin en désignant d'un regard vengeur sa carrure maigrichone.
- Seulement, je n'en vaux pas la peine ?
- Au contraire, c'est cet incident qui n'en vaut pas la peine - il éclata de rire, avec une franche spontanéité. Au temps pour moi, Brissenden, j'ai été ridicule. J'ai faim et vous l'avez remarqué, c'est normal, il n'y a pas d'offense. Vous voyez, je me moque des conventions morales étriquées des imbéciles et, à la première pique que vous me lancez, je fais preuve de la même imbécillité.
- Vous vous êtes senti insulté.
- C'est vrai, je l'avoue. Les préjugés ont la vie dure. On m'a élevé comme ça, que voulez-vous ? Chacun a un squelette dans son placard.
- Mais vous lui avez fermé la porte, j'espère ?
- À double tour.
- Sûr ?
- Sûr.
- Alors, allons manger quelque chose.
- Je suis votre homme.
Martin voulut payer sa tournée avec la petite monnaie qui lui restait, mais Brissenden força le serveur à remettre les pièces sur la table.
Martin les empocha en faisant la grimace et sentit la main de Brissenden se poser sur son épaule...
Jack London, extrait de Martin Eden, 1909 https://www.senscritique.com/livre/Martin_Eden/439709 https://www.babelio.com/livres/London-Martin-Eden/1094429