En 2016, passer pas loin d’une heure à pester dans une librairie : soulever des livres, en lire des morceaux et ne pas trouver trace d’écriture jusqu’à lire une page de Marc Graciano, debout devant le rayonnage, et être bien certain de tenir là écriture et écrivain. Ce livre s’appelait Au pays de la fille électrique*. Plus tard, j’appris qu’une lectrice qui défendait pourtant vivement ce texte n’avait pas supporté une description sordide et ultra violente, mettant en jeu une jeune femme et quelques décervelés. La lectrice avait assez vite sauté le chapitre pour passer au suivant. Pour ma part, ma lecture avait été - quelque peu - détachée du propos grâce à une langue capable d’une mise à distance avec – il est vrai – un sordide digne d’Hubert Selby Jr. Mise à distance de mes affects par l’art de l’écriture, bien supérieure à « ce qui se dit / se déroule ». Depuis, il y a eu Enfant-pluie**, un conte, une féerie, une merveilleuse plongée dans une nature insoupçonnable avec Celle-qui-sait-les-herbes, celle qui fait naître et pense le monde, conte philosophique aussi ou manuel de savoir-vivre par la rencontre d’un personnage-monde. Un rapprochement hâtif et limité pourrait nous laisser évoquer une enclave-écologique-organique-et-animale où les mots et la présence-au-monde viendraient nettoyer celui d’Écologie dont on ne sait plus ce qu’il veut dire sinon qu’elle est incompatible avec le capitalisme. Le monde social et ses rouages, ses mécanismes millénaires sont présents dans les livres de Marc Graciano, mais ils le sont sous une forme qui épouse la langue. Aux antipodes d’une démonstration ou d’un trait appuyé, puisque ce qui emmène le texte, c’est précision et élégance et l’adresse à l’intelligence du lecteur (lui est donné un peu de travail : lire). Dans Le Sacret, un enfant recueille un faucon blessé et ses soins et les conseils d’un autoursier vont amener l’enfant à vivre une chasse puisqu’il est invité avec son oiseau par le grand seigneur. La femme à qui j’ai mis dans les mains ce livre, après lecture, m’évoque au sujet de ce texte constitué d’une seule phrase le déroulé narratif de la tapisserie de Bayeux et m’offre pour cette note de lecture la référence manquante pour rejoindre le terreau contextuel du texte : le Moyen âge et ses mots rares, aussi. Un vocabulaire d’une grande richesse, une écriture de l’exactitude et de la précision, chaque page est un émerveillement. Je n’aurais pas de souci à dire de Graciano - comme peut l’être Claude Louis-Combet (chez le même éditeur) - qu’il est un génie et qu’il fait un bien inestimable à la littérature et à celui ou celle qui le lit. J’attends ses prochains livres avec la même promesse de plaisirs et de bouleversement esthétique que pour les films de Bruno Dumont. Des livres-antidotes à ce que vous ne manquerez pas de vivre ou d’observer quand vous ne lisez pas. Je crois que Marc Graciano n’ignore rien de l’enfance et que c’est d’elle, de ce lieu rare, qu’il écrit comme personne (ou peu !) ne le sait parmi ses contemporains, reconstituant un monde organique et sensitif que l’on croyait éteint et disparu. Si je suis roué de coups par des gestionnaires, des communicants et par la vacuité, il me reste les deux premiers livres de Graciano à commander à la librairie. S’euphoriser de « Ce qu’il reste » est un prisme intéressant, parfois même : un système philosophique.
Christophe Esnault
Marc Graciano, Le Sacret, José Corti, 2018, 90 p., 14€
Consulter la fiche du livre sur le site de l’éditeur, y lire un article de Claro et un extrait du livre.
*Au Pays de la fille électrique, 384 p., José Corti, 2016
**Enfant-pluie, 96 p., José Corti, 2017