La décision que prend une auteure de quitter pendant une année sabbatique le métier alimentaire qu’elle exerce pour un autre métier, non reconnu et peu lucratif et guère frugifère, celui d’écrivain, est la raison de ce journal intime dit pauvre ; quitter la fatigue d’un emploi ennuyeux mais pour une autre fatigue, celle d’écriture, et en conséquence, pour une liberté relative effaçant quoti die toute perspective à moyen et long terme et obligeant à un « au jour le jour » éprouvant, mais ô combien, et contradictoirement au titre, fécondant. Elle décide alors de tenir le compte de ses journées, de ses questionnements et doutes, et pour ce, elle tient journal ; ce qui est aussi une importante décision : « Ecrire son journal intime, c’est se mettre momentanément sous la protection des jours communs, mettre l’écriture sous cette protection, et c’est aussi se protéger de l’écriture en la soumettant à cette régularité heureuse qu’on s’engage à ne pas menacer. Ce qui s’écrit s’enracine alors, bon gré mal gré, dans le quotidien et dans la perspective que le quotidien délimite » (Maurice Blanchot)1. Journal au mois le mois, puisque sa datation est mensuelle, et le divise en douze de ces mois sabbatiques, de juillet 2015 à juin 2016 ; et à l’intérieur de ces 12 divisions, elle note, par fragments plutôt courts, évitant par là et fort bien l’épanchement et l’extension égotiques.
Le titre de l’ouvrage interpelle le lecteur de poésie contemporaine et du poète Antoine Emaz, auteur de Poèmes pauvres, Poèmes communs, Peu importe2, de livres qui, ces dernières années, tiennent du journal-poèmes ; poète porteur d’une généreuse poétique du pauvre, du dénuement et de la sobriété. Une citation de celui-ci est inscrite en épigraphe du livre, « Lire, écouter, vivre demande du temps et du travail pour saisir comment cela se croise à l’intérieur jusqu’à écrire », et qui, après lecture, s’entend comme une incitation déterminante et un métronome de vie reçus par Frédérique Germanaud comme une leçon à saisir sans plus attendre. Auteure de romans, de nouvelles, de récits et de poèmes, surtout de textes mêlant la fiction à la réalité (auto)biographique, en ce livre, elle se défait du masque fictionnel. Le choix du journal intime est un risque, augmenté par sa publication, mais ce risque est en concordance avec le choix de vie qu’il consigne et accompagne dans ses premiers temps. Car cette année sabbatique est d’abord un essai de vie, et rien ne dit qu’il soit concluant. Mais donc, Antoine Emaz est une présence tutélaire, aussi par sa poétique de l’exigence.
Aux premiers jours de cette année sans solde, il y a le doute, évidemment, qui tempère l’enthousiasme : « Ma vie, mon temps m’appartiennent, pour la première fois. Je ne sais pas si je suis heureuse », et passer d’une fatigue à une autre génère un vide : « Ce long congé débute par une immense fatigue. La tension des derniers jours de travail, tombée d’un coup, a laissé sous mes pieds un terrain glissant et mou sur lequel mon corps et mon esprit chutent sans que j’aie l’énergie de les retenir », une fatigue intermédiaire, pourrait-on dire ; mais l’énergie manquante, elle la trouvera dans les mots quotidiennement écrits dans son journal ; « chaque jour noté est un jour préservé. Double opération avantageuse. Ainsi l’on vit deux fois », écrit Maurice Blanchot, ainsi on redouble d’énergie. Opiniâtre dans l’écriture, le diariste est un journalier.
Le livre s’ouvre sur une cueillette de prunes sauvages, et pose le pacte : le quotidien est le repère de l’auteure, d’où tout commence : « La cueillette des prunes, hier, un sac pour les tombées, un autre pour celles encore à l’arbre, a fait naître le désir de tenir ce journal de pauvreté — journal pauvre —, de dire la nécessité de joindre les deux bouts, d’être à l’affût de ce qui s’offre, se grappille, nourrit et permet de tenir jusqu’au lendemain » ; le quotidien sera l’ancrage de la vie matérielle de son écriture. Dès cet incipit il apert qu’un aller-retour entre vivre et écrire est ce qui cimente progressivement la décision initiale. Les marches solitaires, les tracasseries administratives, les soirées entre amis, l’atelier de peinture (elle est également peintre), les interventions scolaires, les rencontres publiques, la maison de vie et son désordre organisé, le bazar sur la table, les miettes sur un manuscrit, les chaussettes trouées, le détail d’un repas, les problèmes de dos et de mâchoire, les échanges avec un amant secret, les rencontres avec d’autres écrivains, l’état du compte en banque, les travaux d’écriture en cours, l’écriture elle-même, et moult autres choses qui s’entremêlent ou s’entrecroisent et s’amoncellent ; écrire est un tout. Un journal endotique qui enregistre (et l’interroge) la matière dont provient l’écriture, et que Georges Perec appelait « infra-ordinaire » : « Comment parler de ces "choses communes", comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes »3. Suivant le conseil épigraphique, une grande part du temps est également consacrée à la lecture, et à ses bénéfices innutritifs : Françoise Ascal, Antoine Emaz, Pascal Quignard, Pierre Pachet nourrissent l’auteure, profondément, ou John Steinbeck (« Vivre sans argent ne fait pas pour autant de nous des gens pauvres ») ; prolongeant en âge adulte ce qui tramait ses jours d’enfant : « A trop lire, je devais sentir le renfermé, confie-t-elle de son enfance, Hormis la littérature, rien ne retenait mon attention. Rien n’avait prise sur moi ». L’écriture est lente, posée, resserrée au minimal verbal, distribuant les informations parcimonieusement, ne se précipitant jamais parce que réfléchie, elle est pauvre au sens où peu suffit, comme les économies sur le compte, comme chez Antoine Emaz, ou chez Marguerite Duras, un repas frugal mais existentiel, ou comme un haïku de Bashô dont elle ponctue son journal pour se rappeler à la nudité précieuse des choses vécues. Pauvre parce que les gestes sont à l’économie, et cette pauvreté est résistance active contre le consumérisme effréné et destructeur ; or : « Contre la destruction, la construction », écrit-elle. Vie richement chiche.
Si la vie est chiche, il ne se dégage du livre aucune plainte, aucune lamentation victimale d’écrivain ayant froid au cul quand bise vente et pleurant sa grièche, l’infortune et ses infortunes : un choix est fait, et il est assumé, exploré, et une certaine joie en sourd plutôt.
L’auteure tient à sa part secrète, c’est pourquoi le journal intime n’est pas impudique ; on reste aux abords de la confession, et n’entre que dans les pensées pragmatiques ou méta-poétiques ; le mystère de l’amant l’atteste. On reste dans l’intime parce que « l’intérêt du journal intime est son insignifiance » (M.B.), parce que quelque chose ne semble pas se faire mais se tisse et se fait progressivement dans les détails, l’insignifiance prenant alors les proportions de l’importance, et cela est ce qui nous capte dans les profondeurs du Journal pauvre.
Peu à peu la détermination prend consistance, parce que peu à peu l’écriture du journal signifie à l’auteure que « l’écriture, une chance de devenir complète », et d’une certaine manière, marque un travail de renaissance, pour arriver à ce constat évident : « Je me sens subordonnée à aucune autre nécessité que celle de l’envie ». On lit le journal d’un écrivain, en son lieu à soi (sa petite maison silencieuse), déterminé comme une Virginia Woolf : « “Je suis moi”. Et je dois suivre ce sillon et non en copier un autre. La seule justification de mon œuvre, c’est ma vie».3
Et c’est bien à cela qu’on assiste en direct lecture, à un bouleversement sur le ton de la pudeur.
Jean-Pascal Dubost
1 Maurice Blanchot, « Le journal intime et le récit » in Le livre à venir, Gallimard, 1959.
2 Æncrage & Co, 2010 ; Pays d’Herbes, 1997 ; Le Dé Bleu, 1993.
3 L’infra-ordinaire, Le Seuil, 1989
4 Virginia Woolf, Journal d’un écrivain, traduit chez Christian Bourgois en 1984.
Frédérique Germanaud, Journal pauvre, La Clé à Molette, 2018, 160 p., 13,50€.