On entend souvent dire que l'on ne peut connaître le Mexique sans avoir lu Le rêve mexicain de Le Clézio. En tout cas, sa densité et sa richesse en font un ouvrage de référence. En revanche, ce n'est pas un livre que l'on pourra lire avec la légèreté d'un roman ou d'un récit de voyage. Il faut disposer d'un cerveau bien accroché et pourquoi pas de quelques notions d'histoire précolombienne afin d'appréhender la totalité des informations. Car ce que l'auteur cherche à nous faire comprendre par une argumentation détaillée, c'est l'ampleur du choc qui a eu lieu lors de l'arrivée des Européens en Amérique. Cette déflagration a toujours été étudiée d'un point de vue européo-centriste et par conséquent minimisée. Ici, Le Clézio réussit à adopter un point de vue neutre. Sans pour autant sombrer dans la vision du "bon sauvage"et idéaliser les traditions autochtones, l'auteur s'attache, sur l'axe du rêve, des projections de chaque camp, à préciser toutes les différences culturelles qui ont abouti à cette non rencontre. Car, on le sait bien, c'est lorsqu'on veut faire rentrer l'Autre dans le moule que l'on a construit pour lui que les déconvenues sont les plus grandes. C'est ainsi que récemment le missionnaire américain John Chau s'est fait tuer par des membres de la tribu des Sentinelles qu'il visait à convertir à la "bonne" parole évangélique. Dans le cas du Mexique, le but n'est pas simplement religieux. Il est aussi économique (recherche de l'or à tout prix) et politique (le royaume espagnol désirant dominer le monde, rien que ça).
Pour ce qui est du fait religieux, il émane d'un fort sentiment de supériorité culturelle de la part des Européens qui considèrent toute population non chrétienne comme une bande d'impies sauvages et irrécupérables. Partout où ils se rendent, les blancs font s'agenouiller les peuples conquis, par la force, en employant la plus terrible des violences, devant leurs images divines. Or, au Mexique, Le Clézio nous explique comment cette conversion était de toute façon impossible. Les Aztèques, qu'il étudie tout particulièrement, ne croient pas en un Dieu, ne pratiquent pas une religion : leurs dieux vivent en eux, ils sont la religion. Pour preuve, ces cérémonies au cours desquelles ont lieu les sacrifices humains de personnes en qui, pour l'occasion, tel ou tel dieu s'est incarné. La divinité est là, parmi eux, en eux, prend corps quotidiennement. Il ne s'agit pas d'un être parfait, supérieur, sans failles et à qui ont se soumet. Dieu est un homme comme les autres, avec ses qualités et ses travers. Dieu peut-être en toi, ou en moi, et il est partout à la fois. Conception totalement inadmissible pour les catholiques qui ajoutent cela à la liste de leurs arguments en faveur du massacre des Aztèques. De là, on peut facilement comprendre la méprise : rien de plus facile pour un peuple imbibé de divin de rêver au retour de leur dieu principal sous les traits d'un humain. Les Aztèques prennent Cortès et ses soldats pour des dieux. Pour nous, Européens à l'esprit cloisonné et stéréotypé, c'est inenvisageable, voire ridicule. Pour les anciens mexicains, rien de plus naturel. Lorsqu'ils réalisent qu'en réalité, ces barbus casqués et armés ne sont que de misérables corps déserté par le divin, il est déjà trop tard. L'Empire est tombé.
Qu'en serait-il aujourd'hui s'il en avait été autrement ? Si les blancs n'avaient pas été si présomptueux et méprisants ? S'ils étaient venus en observateurs attentifs et non en extrémistes religieux (convertis-toi ou meurs, pardon mais oui, bien évidemment, c'est de l'extrémisme religieux) ? C'est ce que l'auteur cherche à nous faire comprendre en se dépouillant de ses frusques judéo-chrétiennes pour mieux plonger dans les croyances, les rituels et les connaissances de ces peuples que nous avons trop longtemps écrasés de ce dédain qui fait notre essence. D'ailleurs, à votre avis, est-ce bien normal que le dictionnaire refuse la majuscule aux dieux des religions polythéistes quand il la recommande naturellement pour le Dieu des monothéistes ? Il serait intéressant de se poser la question de ce que les civilisations que nous avons massacrées auraient apporté au vieux monde déjà vicié et sclérosé si nous les avions simplement écoutées, reconnues comme nos semblables. Le franciscain Bernardino de Sahagun, en compilant au lendemain de la conquête les cultures aztèques dans son œuvre majeure intitulée Histoire générale des choses de la Nouvelle Espagne le sait bien. Dans un premier temps, ce travail est censé permettre de mieux comprendre les coutumes indigènes afin de faciliter le travail des évangélisateurs (en gros, repérer chaque interstice de vulnérabilité dans lequel le catholicisme pourra être injecté à forte dose). Mais ce qu'il apprend, ce qu'il découvre est tellement monumental qu'il ne peut s'empêcher d'être sidéré, admiratif, voire séduit par cette culture imprégnée de divinité, dont la cruauté apparente n'est que la manifestation d'une religiosité intense. Ce n'est pas un hasard si le roi Philippe II d'Espagne en interdira la publication.
C'est cette harmonie parfaite entre le réel et le mythe, entre le quotidien et le divin, entre l'homme et son environnement naturel, que les aventuriers des siècles suivants, écœurés de matérialisme, se sont acharnés à vouloir retrouver. Parmi eux, Antonin Artaud qui se rend chez les Tarahumaras du nord du Mexique afin de toucher du doigt cette réalité bâillonnée avec la colonisation. Une sorte de paradis perdu, de pan entier de l'histoire de l'Humanité que nous avons délibérément supprimé de nos consciences, mais qui nous parle encore, au plus profond de notre être. Aujourd'hui, le schéma est toujours le même, partout dans le monde : mine polluante en Guyane contre forêt millénaire, routes commerciales contre Rohingyas, productivité vs territoire Mapuche au Chili. On muselle, on tue, on prive les peuples de leurs terres, meilleur moyen de les déconnecter de l'endroit duquel ils puisent leur force, afin de mieux les soumettre et de les enrôler, esclaves, petits pions sans voix, dans cette marche mondiale pour l'enrichissement matériel. De spiritualité, de philosophie et d'écologie primordiale, l'homme moderne ne veut plus. Et c'est ainsi que le livre de Le Clézio trouve une toute autre résonance en nous, en ce qu'il nous renvoie à ce rêve brisé d'une possible rencontre avec l'Autre, d'un possible enrichissement mutuel, non pas économique, mais de la pensée.
Extraits.
"La grande question que nous posent les cultures indigènes du Mexique - et d'une façon générale, tout le continent amérindien - est bien celle-ci : comment auraient évolué ces civilisations, ces religions ? Quelle philosophie aurait pu grandir dans le Nouveau Monde, s'il n'y avait eu la destruction de la Conquête ? En détruisant ces cultures, en abolissant aussi complètement l'identité de ces peuples, de quelle richesse les Conquérants européens nous ont-ils privés ? Car c'est bien d'une privation, d'un exil qu'il faut parler. Les vainqueurs espagnols, portugais, puis français et anglo-saxons qui ont assujetti l'immensité du continent amérindien ne sont pas seulement responsables de la destruction des croyances, de l'art et des vertus morales des peuples qu'ils ont capturés. Par une sorte de contre-coup qu'ils ne pouvaient imaginer eux-mêmes, ils ont été à l'origine d'un profond changement dans notre propre culture, les premiers aventuriers de cette civilisation matérialiste et opportuniste qui s'est étendue sur le monde tout entier, et qui peu à peu s'est substituée à toutes les autres philosophies."
"Aussi, n'est-ce pas un hasard si notre civilisation occidentale retrouve aujourd'hui les thèmes philosophiques et religieux des Indiens d'Amérique. Parce qu'il s'est placé dans une position de déséquilibre, parce qu'il s'est laissé entraîner par sa propre violence, l'homme d'Occident doit réinventer tout ce qui faisait la beauté et l'harmonie des civilisations qu'il a détruites."