"Viens mon garçon", dit Lawrence Anthony. "Viens ! Ca va aller."
L’éléphant sauvage s’arrêta de boire au point d’eau, agita ses oreilles un court instant et sentit l’air avec sa trompe. Puis il marcha autour de l’eau agitée et s’avança lentement. "C’est ça. Viens. Tout va bien." L’animal aux défenses s’arrêta à quelques mètres de Lawrence, qui continua de parler d'une voix douce. C’était extraordinaire d'observer cet homme regarder l'énorme créature, un lien de confiance au-delà des mots étant clairement établi. Ils se regardèrent pendant un long moment. C'était électrique. Puis l’éléphant arracha un peu d’herbe, signalant ainsi qu’il était à l’aise et qu'il donnait son accord. Lawrence s’inclina légèrement et ils se détournèrent l’un de l’autre, l’éléphant se fondant dans l’épais bush de la réserve de Thula Thula et l’homme retournant à une vie passionnée dédiée à la protection de la vie sauvage en voie de disparition.
Il y a plusieurs années, en pleine nuit, une rencontre similaire avait eu lieu. Françoise, la ravissante épouse de Lawrence Anthony, le réveilla. Il y avait des éléphants dehors. Il sortit sur la pelouse et sous un énorme marula se tenait la matriarche du troupeau. La lumière de la lune lui donnait un air fantomatique. Elle étira sa trompe vers lui puis se tourna lentement, montrant ainsi son nouveau-né. Derrière elle, dans le noir, il pouvait entendre le reste du troupeau.
"Merci de m’avoir présenté ton bébé », lui dit-il. "Il est magnifique."
Un peu plus tôt dans la soirée, il regardait l’invasion américaine de l’Irak sur CNN. Il savait que, en temps de guerre, les animaux souffraient toujours horriblement. Cela avait été le cas à Berlin, où 13.000 animaux étaient morts, et à Dresde, au Kosovo, en Afghanistan et au Koweït. Les images d’un lion au zoo de Kaboul, rendu aveugle par une grenade à main, le hantaient encore.
Debout dans la nuit africaine avec les éléphants sur sa pelouse, il prit une décision.
"Je vais à Bagdad", annonça-t-il à Françoise le lendemain matin.
"Quand ?" demanda-t-elle.
"Dès que possible !"
En l’espace d’une semaine, après avoir fait jouer toutes les relations qu’il pouvait, usant de ruses et avec entre les mains son permis, il était à la frontière entre le Koweït et l’Irak dans une Toyota de location remplie de fournitures médicales. Deux vétérinaires du zoo du Koweït étaient à bord pour l’assister.
Le garde qui se trouvait à la frontière leva le permis, le fixant avec incrédulité." Ne savez-vous donc pas qu’il y a la guerre en ce moment ?" demanda-t-il, en leur lançant un regard furieux, comme s’ils venaient de s’échapper d’un asile. "Nous allons au zoo de Bagdad avec des provisions" lui dit Lawrence. "Vous êtes les premiers civils ici" dit le garde. "Restez simplement près des convois. Il y a des attaques plusieurs fois par jour sur la route."
D’après la façon dont les journaux télévisés avaient couvert l’invasion en 2003, on aurait dit que la guerre était pratiquement terminée. En réalité, le mauvais quart d’heure ne faisait que commencer. "Je ne le savais pas » me dit Lawrence plus tard « mais j’entrais dans un nid de guêpes. Un voile sombre était tombé sur l’Iraq. En arrivant à Bagdad, les fusillades étaient incessantes."
Après avoir surmonté le choc visuel d'un civil étranger à Bagdad, un lieutenant américain escorta Lawrence jusqu’au zoo. Ce qu’il vit l’anéantit. Il y avait des cadavres d’animaux et de la nourriture pourrie dans les cages et il y avait aussi des animaux morts hors des cages. Il y avait des trous d'obus avec des cadavres gisant sur les bords, des bombes qui n’avaient pas explosé, des portes de cages ouvertes et des animaux qui couraient partout. Des nuages de mouches bourdonnaient.
"On aurait dit qu’une tornade avait frappé l’endroit, qu’elle était partie et qu’elle était revenue à nouveau" dit-il. "La bataille qui avait lieu dans les rues avait traversé le zoo et personne n’avait pensé aux animaux. Un char d’assaut M1 avait fait un trou dans le mur de l’enclos du lion. Il y avait un ours errant qui avait déjà tué trois pillards. Dans les arbres d’eucalyptus, on pouvait entendre les cris stridents de perroquets, faucons et autres oiseaux qui s'étaient échappés. L’odeur nauséabonde de mort et de décomposition remplissait l’air comme un nuage souillé."
"Je pouvais imaginer l’horreur que les animaux avaient dû endurer, les balles ricochant sur leurs cages, des chars d’assaut grondant avec leurs chenilles d’acier déchirant les routes, les missiles sifflant dans le ciel et les bombes tonitruantes détruisant des immeubles…"
Les Américains étaient dotés d'une importante artillerie et ils étaient nerveux. Si quelqu’un de suspect bougeait, ils faisaient sauter la moitié de l’immeuble. Les rues étaient criblées de fragments d’obus.
"Ils parlaient d’une certaine "brume rose" et au début je ne comprenais pas ce que cela signifiait." Les canons informatisés des chars d’assaut Abrams et Bradley étaient si précis que, lorsqu’ils ciblaient quelqu’un, de nuit comme de jour, ils ne pouvaient le rater. Tout ce qui restait était une brume rose.
"Ils possédaient également une sacré quantité d’argent et de soutien logistique. Les Anglais arrivèrent avec leurs petites Land Rover et leurs rations pleines de cet horrible pudding de mélasse. Mais en quelques mois, les Américains disposaient d'un Burger King et d'une Pizza Hut."
Mission impossible
Sauver le zoo semblait complètement inaccessible pour un homme seul face à cette mission, c’est pourquoi Lawrence y alla par étapes. L’eau ? Les pompes avaient été pillées, alors il recruta d’anciens employés du zoo et ils transportèrent l’eau des réservoirs encrassés dans le parc le plus proche après avoir récupéré des seaux. La nourriture ? Utilisant ses propres ressources, Lawrence ratissa la ville en ruine à la recherche d’ânes qu’il utilisa pour nourrir les carnivores.
"Oui, il a fallu un peu d’argent" se souvient-il, "mais c'est ce qui a sauvé le zoo. Le groupe qui nous aida plus tard fut tellement horrifié de voir que nous abattions des ânes, qu’ils nous apportèrent de la viande de buffle dans un container. Elle venait d'Inde et avait coûté une fortune. Je leur ai demandé : "Qui a tué les buffles ? " Ils ne surent pas quoi répondre."
Lawrence trouva une chambre à l’Hôtel Al-Rashid qui avait été construite par Saddam Hussein pour résister aux attaques des fusées. Il se trouvait dans la Zone Verte et hébergeait l’armée américaine. Là il découvrit un groupe sud-africain de "reconnaissances " qui faisaient partie de la garde rapprochée du Général Jay Garner. "Ces gars faisaient peur, tous vêtus de noir, avec des ceinturons de cartouches sur leurs épaules et des armes partout " dit Lawrence. Assis tranquillement dans la véranda de Thula Thula, la guerre est difficile à imaginer. "Les vétérinaires du bataillon 32 du Koweït – ces hommes étaient des durs, des vrais professionnels mais ils avaient un lien instinctif avec les animaux. Lorsqu’ils n’étaient pas en service, ils circulaient autour du zoo pour me protéger et effrayer les pillards. Ils leur offraient un choix : soit ils nettoyaient les cages, soit ils leur tiraient dessus. Cela réduisit certainement le pillage. Sans ces hommes, je ne pense pas qu’on y serait arrivé. "
Dans l’une des cages, il y avait un tigre nommé Moolah. Il avait le poil terne et était complètement amorphe lorsque Lawrence arriva. Mais avec de l’eau, une cage propre et de la viande d’âne, il commença à reprendre du poids. Chaque jour Lawrence s’asseyait et lui parlait, calmant le prédateur et lui-même par la même occasion. D’une certaine façon, le tigre devint sa muse, un être calme et tranquille dans toute cette folie.
Amis et services rendus
Lawrence est à la fois un survivant et un opérateur fantastique. Il a petit à petit réussi à convaincre des personnes importantes de l’armée américaine, de simples soldats et les Irakiens sur place de sauver le zoo.
Il a rendu des services aux troupes en leur permettant d’appeler leurs familles sur son téléphone portable, malgré le montant énorme de la facture. Les canalisations et les congélateurs destinés à la nourriture des animaux sont arrivés mystérieusement, sans que personne ne se pose de questions. Les anciens employés du zoo ont aidé à tout restaurer.
Des soldats de première classe en repos se pressaient pour donner leurs rations et les éventuels poulets ou ânes chapardés. Les équipes de télévision cherchant un autre angle pour filmer la guerre eurent vent que Bagdad avait un zoo qui avait un besoin urgent d'aide.
Il y avait des scènes bizarres. Uday, le fils de Saddam, avait un palace avec une cage à lion dans laquelle il aurait sans doute jeté ses ennemis et les soupirants de ses conquêtes féminines. L'enclos contenait plusieurs lions, lionceaux et quelques chiens qui faisaient de toute évidence partie de la troupe. Dans un autre "nid d'amour" d'Uday, Lawrence et son équipe trouvèrent des autruches. Ils en mirent une dans une voiture militaire mais décidèrent d'en "accompagner" une autre à pied jusqu'au zoo, un homme accroché à chaque aile de l'oiseau. En chemin, ils rencontrèrent un barrage routier. Tout ce que le jeune soldat de garde vit fut trois autruches fonçant droit sur lui avec des hommes accrochés à elles et un véhicule militaire à leurs trousses d'où dépassait un cou d'autruche.
"Le pauvre type ne savait pas quoi faire," gloussa Lawrence. "Il arma son fusil et cria de nous arrêter. Mais il n'y avait aucune chance que cela se produise. J'hurlais que nous faisions partie du zoo. Il resta bouche bée en nous regardant passer."
Il y avait de cruels marchands d'animaux dans la ville et Lawrence découvrit un établissement privé où les animaux étaient en trè mauvaise condition. Avec l'aide des soldats et de bénévoles, il les amena au zoo un par un. Cependant, malgré les importantes doses de sédatifs injectés à un gros ours brun, celui-ci refusa de s'endormir et fut surnommé Last Man Standing.
Une autre fois, parmi les balles, les transporteurs de troupes et la confusion de la ville, Lawrence créa une fête foraine improvisée en amenant au zoo un impérieux chameau. Saddam avait collectionné les plus beaux chevaux arabes du monde, d'une valeur inestimable - des étalons dont on pouvait remonter la lignée jusqu'avant les croisades. Un trésor national qui avait disparu pendant l'invasion. Ils furent retrouvés dans l'hippodrome défraîchi d'Abbu Garaib, en Zone Rouge, où ils étaient cachés. Les Américains prêtèrent main forte au zoo dans un raid qui sauva environ 200 des plus beaux pur-sang du monde.
Peu de temps après son arrivée à Bagdad, il était clair pour Lawrence qu'il avait besoin du concours de spécialistes. Il travaillait dur et ne dormait pas suffisamment à cause des bruits sourds des explosions dans la nuit et un ciel constamment illuminé par les balles traçantes. Il appela un homme sur qui il savait pouvoir compter : Brendan Wittington-Jones, le directeur de sa réserve de Thula Thula, rejoint l'équipe. Farah Murrani, une autre bénévole tombée du ciel était une jeune vétérinaire irakienne qui se présenta un jour au zoo en parlant parfaitement anglais.
Avec une équipe toujours croissante, incluant les gardiens de zoo, les vétérinaires, les bénévoles des fondations étrangères ainsi que le Corps d'ingénieurs américains, le zoo fut petit à petit remis en état. Avec Farah, Brendan et un capitaine américain, Larenc, inaugura la première Société Protectrice des Animaux irakienne.
La ligne sur le sable
"Pour moi, c'était plus que simplement sauver un zoo," dit Lawrence. "Il s'agissait d'avoir une position éthique et morale, disant que nous ne pouvons plus faire ça à notre planète. C'était la ligne tracée sur le sable. Ca ne devait pas aller plus loin que ça".
Laissant Brendan continuer le travail Lawrence retourna à son cher Thula Thula. Un soir, les éléphants se réunirent à nouveau sur sa pelouse. Lawrence alla les saluer et, tandis qu'ils restaient là à le regarder, le téléphone sonna. Françoise l'appela. "C'est Brendan de Bagdad." Il se précipita à l'intérieur et prit le combiné.
"Ils ont tué le tigre. Moolah est mort !" hurla Brendan sur le point de craquer. "Des soldats américains éméchés sont arrivés au zoo. L'un d'eux a mis sa main dans la cage et Moolah l'a mordu, alors l'autre lui a tiré dessus."
Article de Don Pinnock pour Africans at Large
Traduit de l'anglais par Mona Parmentier El Shiwi et Noëlle Saugout