Magazine Culture
Au quartier général de la défaite
(De notre correspondant de guerre accrédité aux armées britanniques.)
Spa, 29 novembre.
Voici de l’attrayant, voire de l’historique. Nous sommes à Spa, nous y sommes le jour de l’entrée des troupes anglaises. Les Boches de la commission d’armistice se promènent au milieu de la fête de délivrance. Les drapeaux alliés leur claquent au nez, les fanfares aux oreilles, la joie du peuple au visage.
Nous arrivons. Deux Allemands superbes, manteau gris, col rouge, monocle pendu à la moire, vont sur notre chemin. De beaucoup de spectacles l’épopée qui s’achève avait lassé nos yeux ; ces deux ennemis en liberté réjouissent notre curiosité. Nous avons chacun l’air de ne pas nous regarder. Nous les dépassons, d’autres dans des véhicules bizarres circulent drapeau blanc déployé.
Nous allons à travers Spa, nous filons droit à l’Hôtel Britannique. Depuis février 1918, l’Hôtel britannique fut le quartier général allemand ; ici Hindenburg et Ludendorff lancèrent leurs ordres de la grande bataille ; ici Ludendorff et Hindenburg demandèrent deux mois à leur peuple pour nous tordre le cou ; ici le 18 juillet, ils chancelèrent une première fois sous le retour de Mangin ; ici ils s’écroulèrent ; ici Guillaume II fut obligé de consentir à abdiquer.
L’Hôtel Britannique est presque en haut de la ville, il est le numéro 8 de la rue de Sauvenière ; c’est là que se contrôle aujourd’hui l’armistice. Nous y voici : une sentinelle boche, casque en tête, fusil sur l’épaule, est derrière la porte. Nous gravissons les quatre marches du perron, le Boche nous ouvre correctement la porte. Merci, nous sommes dans la place. Hall de palace, de ville d’eau, puis de plain-pied longue salle à manger sur jardin. C’est la pièce où chaque matin, de 10 heures à 10 heures 1/2, le général français Nudant répond non aux tentatives attendrissantes de Winterfeld. Les chaises autour de la table, munie de ses trois rallonges, sont chaudes de la séance qui prend fin. Nous tournons dans le hall. Un appareil télégraphique Baudot ronronne à l’entresol ; des Allemands de tous grades passent et repassent ; les uns descendent des étages, les autres y montent. Sans s’avouer qu’ils se voient un commandant français croise un capitaine allemand qui tombe dans un lieutenant anglais. C’est l’art de s’ignorer le plus parfait qui soit.
La chambre où il cessa de régner
Puisque tout le monde gravit l’escalier, gravissons. Nous avons une raison pour cette ascension. Cette raison nous vient de notre rencontre dans la rue avec le propriétaire de l’hôtel mis à la porte. Ce sont des Allemands qui l’ont mis à la porte. Le propriétaire, avant-hier, avait hissé le drapeau français sur son immeuble. En outre, la sentinelle a reçu l’ordre de ne plus le laisser passer. Le propriétaire nous avait confié que la chambre où se résigna Guillaume était au premier étage et portait le numéro 125 ; à la recherche du 125, nous prenons l’escalier. Des Boches descendant le long du mur, nous montons le long de la rampe. Voilà le 125, juste sur le palier. Nous entendons qu’on y frappe à la machine à écrire. Nous ne sommes pas venus si près pour échouer, nous frappons la porte d’un doigt. Un mot allemand, qui veut dire entrez, nous répond. Nous entrons. Voilà le garni où finit un empire. Deux officiers allemands étaient assis. Ils se lèvent, nous saluons, ils saluent. Cette maison respire la correction ; ils nous demandent ce que nous désirons, nous nous excusons. Nous disons : « Rien », que nous voulions voir simplement. Ils répondent : « À votre gré ! » La pièce est à alcôve longue, meublée uniquement de deux tables de bois blanc, de chaises de paille, d’un lavabo. Rien aux murs peints au ripolin. Elle donne sur la rue par une loggia. Le parquet, où, le vendredi 8 novembre, vers 10 heures 1/2 du matin, roula la couronne de Guillaume, est sale. La chambre, en saison, se louait 30 francs par jour. Lui, n’a rien payé.
Quelques souvenirs
Le matin du renoncement, Hindenburg nerveux, attendant le maître chancelant, se promena un quart d’heure, tête nue, devant l’hôtel. Le kaiser arriva ; ils pénétrèrent ensemble. Quarante minutes après, tombé au fond du précipice, Guillaume sortait. Tandis que, vieux, il montait dans sa voiture, – sa voiture, elle, encore couronnée, – Hindenburg, sur le perron, dans la position la plus réglementaire, lui faisait un grand et long salut et où, la veille, pour s’étourdir, comme un bûcheron, il coupait du bois. La voiture fila par la montagne.
Hindenburg, après cette date, demeura cinq jours à Spa. Le lendemain, samedi 9, quand il voulut entrer à son quartier général, il se heurta au comité des soldats qui en avaient pris possession. On lui demanda son laissez-passer. Il n’en avait pas. Il lui fallut patienter dix minutes dans la rue pour qu’on l’établît.
Un formidable spectacle
Et maintenant, un formidable spectacle. Voilà les Anglais, sabre au clair, qui passent, qui passent devant cet Hôtel Britannique parce que c’est leur chemin. Le chant des fanfares arrive jusque-là. Derrière les carreaux, aux fenêtres, sur les balcons, un à un, au bruit des pas des chevaux, les Boches sont apparus. Ils regardent : il y a des officiers, des soldats, des civils, des femmes dactylos, tout ça Allemands. Ils regardent. La foule n’est pas là. La foule est dans le centre, ils ne savent pas observer. Les officiers, raidis, ont l’air de recevoir dans le sang une médecine violente. Ils se tournent les uns vers les autres, échangent des rictus. Les soldats, à dix derrière une vitre, sont bouche ouverte. Les dactylos, pas laides, les mains derrière le dos, immobiles comme si elles étaient en cire, fixement regardent. Les cloches sonnent. Du côté d’où vient le son, les officiers ont des rejets de tête amers qui disent : « Assez ! Assez ! » Un intervalle se produit dans le défilé. La rue redevient déserte, les Allemands quittent la façade. Mais les pas des chevaux s’entendent de nouveau.
Les fenêtres ne se garnissent pas de suite ; il y a lutte dans le cœur de l’ennemi, on le sent. La curiosité plus forte ramène leur rage au spectacle. Un par un ils reviennent ; fenêtres, balcons se meublent. Un commandant, figé, qui, à chaque seconde ne cesse dans le fond de son âme de tomber du haut de son pangermanisme, est rouge à éclater. Si au lieu d’une brigade il en passe deux, la congestion l’emportera. Un autre aspire nerveusement sa cigarette derrière sa vitre, il fait une fumée du diable. Le coude aux balustrades, menton dans la main, beaucoup semblent se ronger le poing. Sur le trottoir, de simples soldats, par leur attitude, avouent qu’ils n’y peuvent plus rien ; ils s’assoient sur le perron. Mais pattes d’épaules en or, manteau gris, moustaches blanches, grand, un général venant du bout du jardin veut pénétrer dans l’hôtel ; il marche vite et regarde à terre. Pour ne pas se rapprocher du défilé que conduisent les gentlemen anglais, il évite la porte principale ; il en veut faire jouer une petite. Le bouton n’est pas docile, il s’énerve ; le bruit des pas des chevaux conquérants l’étourdit, il s’énerve. La porte cède, disparaît Winterfeld. Les cavaliers passent, ils regardent toujours. Regardez bien, hommes de bas crimes, c’est à Cologne que nous allons !
Le Petit Journal, 2 décembre 1918.
3,99 euros ou 12.000 ariary
ISBN 978-2-37363-076-3