Une après-midi à Villiers-sur-Marne
Au mois de novembre de cette année, il y aura 34 ans qu'eut lieu pour la première fois à Paris, l'exécution d'une œuvre de Richard Wagner [1850].Cette oeuvre était l'ouverture de Tannhaeuser. Un éminent musicien français, M. Seghers, l'avait entendue en Allemagne; et lorsqu'il fonda à Paris la Société-Sainte-Cécile, un de ses premiers soins avait été de mettre cette ouverture à l'étude.
J'avais eu l'occasion d'assister à la première lecture, qui me causa une impression des plus vives. Cette impression s'accentua encore aux répétitions ultérieures, que je suivis passionnément.
Les parties d'orchestre n'indiquaient ni le titre de l'oeuvre ni le nom de l'auteur : l'en-tête se bornait à ce seul mot, - Ouverture.
Je me décidai à interroger M. Seghers qui me répondit avec un léger sourire :
- Cette curiosité vous fait honneur; mais je me suis promis de réserver à l'affiche de notre premier concert la révélation que vous me demandez. Jusque là, contentez-vous de savoir que l'auteur est un artiste de génie dont le nom retentira dans le monde entier quand vous aurez l'âge d'homme.
Quinze jours après, l'affiche du concert d'inauguration de la Société-Sainte-Cécile annonçait l'ouverture de Tannhaeuser, de Richard Wagner, dont l'exécution eut lieu le dimanche 24 novembre 1850, devant un public qui, en majeure partie, se montra simplement étonné et indécis ...
C'est à cette époque que se forma le premier groupe d'admirateurs français du maître, qui se retrouvèrent plus tard à l'audition des fragments du Vaisseau fantôme et de Lohengrin que donna la Société-Sainte-Cécile sous la direction de M. Pasdeloup.
C'est parmi les nouveaux adeptes que je fis la rencontre de M. A. de Gasperini, critique délicat et d'un rare talent, à qui je dois le souvenir de cette après-midi de Villers-sur-Marne où nous arrivons bientôt.
Nous passâmes, Gasperini et moi, d'innombrables soirées sur les partitions du Vaisseau fantôme, de Tannhaeuser et de Lohengrin, et nous avions tous deux un véhément désir de connaître de plus près le grand artiste dont l'oeuvre nous passionnait de plus en plus. Nous le savions exilé ; mais où était-il? A Vienne, ou a Zurich ?
Cependant, quelques articles chaleureux publiés dans un journal français de Francfort par mon nouvel ami, avaient attiré l'attention de Wagner.
Le 22 septembre 1859, au matin, je recevais de Gasperini, qui était alors en visite à Marseille, le billet suivant :
" ..... Vite, vite, une grande nouvelle ! .....Laissez tout là et courez Avenue Matignon N°4. Vous demanderez au concierge si .......... Richard Wagner est chez lui. Il m'a écrit une lettre charmante. Il est à Paris pour quelque temps, Je vous prie de me remplacer près du grand homme. Je lui écris qu'il aura la visite d'un excellent ami à moi ........................................................................ " Une heure après, à l'adresse indiquée, j'étais reçu par Wagner, que je vois encore, enveloppé d'une sorte de robe de chambre en velours violet, et coiffé! d'un béret de même étoffe.
De cette première entrevue, qui dura près de deux heures, je ne puis retenir ici que ce qui se rapporte à mon sujet. Wagner voulait au plus vite une traduction française de son Tannhäuser.
Il s'agissait d'une tâche singulièrement ardue, Wagner n'admettant point que le traducteur en prît à son aise avec son texte musical comme avec celui d'un opéra italien. J'avais promis au maître de rechercher activement l'auxiliaire dévoué, l'adepte qu'il lui fallait ; mais la rencontre de cet oiseau rare, parmi les spécialistes, était plus que malaisée.
Je pensai alors au célèbre ténor Roger (1) qui avait déjà fait plusieurs tournées en Allemagne et qui, disait-on, possédait à fond la langue de Schiller. A la suite d'un terrible accident de chasse, il venait de perdre un bras. Son engagement à l'Opéras de Paris n'avait pas été renouvelé. Il devait avoir des loisirs. Je priai donc un ami commun de lui faire la proposition, qui fut acceptée d'emblée.
Je courus aussitôt en porter la nouvelle à Wagner, qui l'accueillit par une explosion de joie frémissante et enfantine. Il voulait voir Roger tout de suite, commencer le travail hic et nunc. Mais Roger habitait le château de Villiers-sur-Marne (2), à deux heures au moins de Paris. Je calmai l'impatience du maître en lui promettant de demander un rendez-vous à bref délai.
A trois jours de là, nous mettions pied à terre à l'entrée de la princière habitation de Villiers où l'éminent artiste, qui est resté jusqu'ici le créateur sans égal du rôle de Jean de Leyde, du Prophète, accueillit l'auteur de Tannhaeuser avec une déférence dont je fus frappé.
Dans le vestibule de ce château, très artistiquement décoré et meublé, il y avait une curiosité archéologique : un escalier quasi monumental dont Roger avait fait l'acquisition en Hongrie, je crois, et qui conduisait au premier étage. En tant que "bibelot", ce n'est point close ordinaire qu'un escalier, et surtout un escalier de cette dimension, venu du fond de la Hongrie. Il était assez naturel que Roger voulût le faire remarquer à ses hôtes, en passant. Mais la pensée de Wagner était ailleurs, depuis le départ de Paris, il était tout entier à l'objet du rendez-vous et aucune merveille archéologique n'eut été capable de le distraire de son idée fixe.
Roger comprit bien vite cette préoccupation, et, sans autre préambule, il proposa à Wagner l'audition de la grande scène du Vénusberg, c'est-à-dire tout le Ier tableau du Ier acte de Tannhaeuser, qu'il avait déjà traduit.
Même pour un homme impatient comme l'était mon compagnon de voyage, une telle célérité du traducteur fut un éblouissement. Il s'assit aussitôt au piano et attaqua cette Ier scène du Venusberg, dont Roger chanta alternativement les deux rôles à pleine voix, avec une conviction et une intelligence pleines de promesses.
Quant à l'auteur-accompagnateur, je n'ai pas souvenir de l'avoir jamais vu plus tard sous le coup d'une telle émotion. Sans doute, il voyait déjà la traduction achevée, son oeuvre mise en répétition à Paris, peut-être le principal rôle chanté par le grand artiste qui lui témoignait tant d'empressement, et enfin le mirage d'un succès qui lui ferait oublier les cruelles déceptions de son premier séjour à Paris ...
Tout en ayant l'honneur de tourner les pages au maître, j'observais sa physionomie : le masque restait impassible, mais la respiration était oppressée, presque haletante ; et quand on arriva à l'allegro en ré majeur, que Roger chantait avec un brio entraînant, les mains de Wagner semblèrent se crisper sur le clavier, et un voile humide passa dans ses yeux .....
Par un suprême effort de volonté, il contint ce débordement d'émotion et la séance s'acheva sans autre incident que quelques échanges d'observations purement techniques.
Il me faut passer encore ici sur l'entretien qui suivit cette audition jusqu'à l'heure du dîner, et dont le lia. du séjour de Wagner à Paris fit naturellement tous les frais. Finalement, Roger, ravi de cette journée, protesta de son intention de poursuivre activement le travail commencé.
Mais jusqu'au moment du départ pour rentrer à Paris, Wagner avait eu le loisir de reprendre pleinement possession de lui-même et d'envisager toutes les éventualités de cette collaboration. Enivré d'espoir et de confiance quelques heures auparavant, il avait peu à peu conçu des doutes dont il me fit part pendant le trajet du retour. Le zèle de son hôte n'était pas en cause pour lui ; mais le châtelain de Villiers serait-il toujours libre de continuer sa tâche avec la même assiduité ?
Wagner ne s'était pas trompé. D'impérieuses obligations contraignirent bientôt l'excellent Roger à suspendre le travail entrepris avec une si cordiale ardeur, et l'après-midi de Villiers- sur-Marne n'eut pas de lendemain.
Tel fût Je premier épisode, que je crois assez ignoré, de l'histoire de cette traduction française de Tannhaeuser, que reprit ensuite le jeune et sympathique poète Edmond Roche, et qui, en dernier lieu, fût confiée aux soins, expérimentés de Nuitter, mon voisin d'aujourd'hui.
Léon Leroy
(1) Gustave-Hippolyte Roger (17 décembre 1815 - 12 septembre 1879)
Le ténor Roger .Lithographie de Marie-Alexandre Alophe (1848)
(2) Le château de la Lande, dont le ténor Roger fit l'acquisition