Dans la mission, qu'avait confiée le gouvernement britannique au capitaine Bligh, rien ne devait le conduire à la postérité. Il n'était pas chargé, comme ses contemporains (Cook, Lapérouse ou Kerguelen) de découvrir le fameux continent austral. Non, il était banalement chargé de transporter l'arbre à pain [1]de Tahiti à la Jamaïque afin de nourrir les habitants de l'île que la guerre d'indépendance avait privé de relations avec la jeune nation américaine. Cette expédition, à priori banale, va devenir un mythe incontournable de l'histoire maritime. Elle va devenir le sujet de quatre films où l'on peut voir Errol Flynn, Clark Gable, Marlon Brando, Charles Laughton ou Mel Gibson, plusieurs ouvrages dont un de Jules Verne et un de Byron. Peu d'évènements de l'histoire maritime ont autant su susciter l'engouement.
De sombres intérêts derrière une expédition " scientifique ".
En 1787, sir Joseph Banks, scientifique influent auprès du roi d'Angleterre George III, a déjà effectué deux voyages dans le Pacifique Sud avec le marin explorateur James Cook. Propriétaire d'usines à sucre à la Jamaïque, Banks, qui est aussi président de la Royal Society, initie une nouvelle mission vers Tahiti pour ramener des plants d'arbre à pain, afin de nourrir les esclaves des colonies antillaises à meilleur coût. Sous couvert d'expédition scientifique, l'amirauté anglaise affrète un navire, le charbonnier " Bethia ", rebaptisé " Bounty "et armé pour la circonstance. Son commandement est confié au lieutenant de vaisseau William Bligh (33 ans), ancien maître d'équipage lors des précédents voyages de Cook. Bligh a tout intérêt à réussir sa mission. Il en va de son honneur et de ses finances. John Fryer est son officier en second et Fletcher Christian chef de quart. Au total, l'équipage compte 46 hommes, dont deux chirurgiens et deux botanistes, pas vraiment rompus à l'autorité militaire. La plupart des marins furent choisis par Bligh ou lui furent recommandés par d'autres capitaines. L'artilleur William Peckover et l'armurier Joseph Coleman avaient participé au voyage de Cook aux côtés de Bligh sur le " Résolution "et plusieurs autres avaient navigué avec lui sur le " Britannia ". Parmi eux figurait Fletcher Christian, âgé de 23 ans, qui avait fait deux traversées jusqu'aux Indes occidentales ; les deux hommes avaient développé une bonne relation de travail et les enseignements de Bligh permirent à Christian de devenir un marin aguerri. Un des élèves officiers, Peter Heywood, âgé de seulement quinze ans, avait été recommandé par Richard Betham, un ami de sa famille, également le beau-père de Bligh. Les deux botanistes, ou " jardiniers ", furent choisis par Banks : David Nelson avait participé au troisième voyage de Cook et avait appris des notions de tahitien tandis que son assistant, William Brown, était un ancien aspirant qui avait combattu contre la France. Banks obtint également que ses deux protégés Thomas Hayward et John Hallett soient admis à bord comme midshipmen[2]. Dans l'ensemble, l'équipage du Bounty était relativement jeune et la majorité des marins avait moins de 30 ans. Au départ d'Angleterre, Bligh avait 33 ans et Fryer 34 ; les plus âgés étaient Peckover et Lawrence Lebogue avec respectivement 39 et 40 ans tandis que les plus jeunes étaient Hallett et Heyward, tous deux âgés de 15 ans.
Un début d'expédition difficile.
Le 23 décembre 1787, le Bounty part de Spithead au nord de l'île anglaise de White. Une première tempête oblige le navire à faire escale quelques jours à Tenerife pour réparer et ravitailler. Les quinze premiers jours d'avril 1788, le Bounty tente de passer le Cap Horn. Mais les tempêtes obligent Bligh à abandonner et à faire route vers le Cap de Bonne-Espérance, à l'extrémité sud de l'Afrique. Le 24 mai 1788, le Bounty jette l'ancre à False Bay, à l'est du Cap et y reste cinq semaines. Il repart le 1er juillet pour atteindre, le 22 août, la baie de l'Aventure sur l'île de Tasmanie, au sud de l'Australie. L'équipage se repose, pêche et renouvelle les stocks d'eau douce et de bois. C'est lors de cette escale qu'apparaissent les premières tensions sérieuses entre Bligh et son équipage. L'officier charpentier William Purcell est sévèrement puni car il refuse de retourner sur le navire, après que Bligh ait critiqué sa méthode de coupe du bois. Jusqu'à l'arrivée à Tahiti, l'ambiance à bord ne cesse de se dégrader, à cause de l'intransigeance et de l'injustice dont fait preuve le capitaine Bligh. Les disputes continuent durant la dernière partie du voyage jusqu'à Tahiti. Le 9 octobre, Fryer refuse de signer le livre de bord à moins que Bligh ne lui délivre un certificat attestant de sa parfaite compétence tout au long de l'expédition. En réponse, le capitaine lit devant tout l'équipage les Articles of War listant les diverses sanctions applicables à bord d'un navire et Fryer céda. Il y eut également des problèmes avec le chirurgien Thomas Huggan dont les saignées peu soignées administrées au matelot James Valentine qui souffrait d'asthme ont provoqué la mort par septicémie. Pour couvrir son erreur, Huggan rapporte à Bligh que Valentine était mort du scorbut, ce qui pousse le capitaine à appliquer à tout l'équipage son régime alimentaire et médical antiscorbutique. Le chirurgien sombre dans l'alcool jusqu'à ce que Bligh ne confisque ses réserves ; il retravaille brièvement avant l'arrivée du Bounty à Tahiti et il examine tout l'équipage à la recherche de signes de maladies vénériennes sans en trouver aucun. Le navire jete l'ancre dans la baie de Matavai au nord de l'île le 26 octobre 1788 achevant ainsi un voyage de 27 086 milles marins (50 163 km)
Enfin un semblant de paradis.
L'île de Tahiti semble un éden pour les hommes épuisés. Nourriture fraîche en abondance, température agréable et accueil chaleureux des vahinés vont, comme l'ont montré les superproductions hollywoodiennes, leur tourner la tête... Le capitaine Bligh est le premier à céder à l'envoûtement polynésien. Il part faire des excursions en montagne, tandis qu'à bord du navire la discipline se relâche : les voiles pourrissent en soute, des instruments de navigation disparaissent, le chronomètre s'arrête... Pire, le 5 janvier 1789, trois marins désertent en volant un canot. Tahiti regorgeant d'arbres à pain, les indigènes ne refusèrent pas que les Anglais en arrachent, en échange de présents offerts au nom de George III au roi Otoo. A partir de février, le rythme de travail s'accroit et plus d'un millier de plants d'arbres à pain sont empotés et transportés à bord du navire où ils remplissent la grande cabine. Le Bounty est préparé pour son long voyage de retour mais la plupart des marins appréhendent le départ et la fin de leur vie facile sur Tahiti.
Des humiliations à la mutinerie.
Nomuka est la première escale pour effectuer le plein d'eau douce. Par malchance, l'hostilité des indigènes empêche le ravitaillement. Puis le temps orageux et les vents faibles poussent le navire tranquillement au large de Tofua. Durant ces périodes de calme, le capitaine inoccupé harcèle ses hommes. Les dangers probables pour passer le détroit d'Endeavour, au nord de l'Australie, le manque d'eau douce pour arroser les plants et le retard pris dans la mission contrarient le capitaine, qui se réfugie dans le rhum. Sa cible favorite semble être Fletcher Christian qui, poussé à bout, pense même s'enfuir à la nage. Nous sommes le 27 avril 1789, la veille de la mutinerie. Bligh monte sur le pont à midi, fortement irrité et avec la gueule de bois. Il confisque les vivres que chaque membre d'équipage a reçus en cadeau au départ de Tahiti. Il falsifie la comptabilité du bord malgré la désapprobation de Fryer. La mutinerie éclate le 28 avril à 5 heures du matin, elle est brève et se déroule dans la confusion. Fletcher Christian n'a rallié à son projet que sept ou huit marins. Bligh est destitué et débarqué dans la chaloupe avec dix-huit hommes. A bord de cette embarcation de 7,20 m surchargée, il va accomplir l'exploit d'un voyage de 3 600 milles nautiques, environ 6 500 kilomètres, pour atteindre Timor, avant de regagner l'Angleterre le 14 mars 1790.
L'errance du Bounty.
Faute de pouvoir les faire embarquer dans la chaloupe, Christian doit garder à son bord un certain nombre de marins loyalistes, dont James Morrison, le second bosco (maître de manoeuvre). Etrangement, ceux-ci ne chercheront jamais véritablement à reprendre le contrôle du navire. Les mutins tentent de s'installer à Tubuaï, au mois de mai, puis rejoignent Tahiti, à 325 milles. Le Bounty quitte définitivement l'île le 23 septembre 1789, après y avoir débarqué seize marins. A bord, Fletcher Christian, le capitaine mutin, neuf membres d'équipage, six naturels, douze vahinés et un enfant. Les révoltés ont décidé de partir à la recherche d'un refuge. Ce sera l'île déserte de Pitcairn, découverte en 1767 par le navigateur Carteret. Ce rocher abrupt, perdu dans le Pacifique Sud, a été mal positionné sur la carte et le Bounty erre pendant quatre mois avant de l'atteindre. Très vite, c'est l'anarchie. Le navire est incendié par l'un des marins, Matthew Quintal : désormais il n'y a plus aucune liaison possible avec le reste du monde. Le déséquilibre hommes-femmes engendre de violents conflits. Le racisme s'installe. Le dernier des mutins, John Adams, est découvert dix-neuf ans plus tard, en 1809, par le premier navire à faire escale à Pitcairn, le baleinier " Topaz ". Il témoignera de la fin de Fletcher Christian, assassiné, comme onze autres membres de la communauté, par les Tahitiens.
La traque des mutins.
Les 16 marins, qui choisissent de demeurer, sur Tahiti se séparent du reste du groupe. Deux d'entre eux meurent assassinés. Les autres vivent plutôt paisiblement pendant un an et demi, jusqu'au 23 mars 1791, date de l'arrivée de la frégate " HMS Pandora " commandée par le capitaine Edward Edwards. Les quatorze marins survivants sont arrêtés. Edwards ne fait aucune distinction entre les mutins et ceux restés loyaux à Bligh et gardés par Christian contre leur volonté. Ils sont tous emprisonnés à l'arrière du navire dans une cellule surnommée la " boîte de Pandore ". La frégate repart de Tahiti le 8 mai, sillonne sans succès le Pacifique Sud à la recherche de Christian puis, en août, met le cap vers l'ouest pour rejoindre Kupang sur l'île hollandaise de Timor. Le 29 août 1791, la Pandora s'échoue sur un récif de la grande barrière de corail ! Quatre prisonniers et 31 marins de la Pandora se noient. Les survivants embarquent à bord d'une chaloupe et empruntent le même trajet que Bligh, deux ans plus tôt. Ils arrivent à Kupang le 17 septembre 1791 puis les prisonniers sont transférés jusqu'en Angleterre qu'ils atteignent en juin 1792.
Un jugement aveugle.
Deux ans avant, Bligh avait lui aussi comparu devant ses pairs pour la perte de son bateau. La cour martiale l'avait innocenté, le 22 octobre 1790. Mieux, il avait été promu et avait reçu 500 guinées pour avoir ouvert la route de l'arbre à pain. Il faut dire que, dès son retour en Angleterre, Bligh avait publié sa " Relation de l'enlèvement du navire le Bounty ", le récit très partial de ses déboires, pour se concilier l'opinion. Il décède en 1817 avec le titre d'amiral, après avoir été relevé de son poste de gouverneur de Nouvelle-Galle-du-Sud pour cruauté. Bligh, qui avait reçu le commandement du HMS Providence pour une seconde expédition visant à obtenir des plants d'arbre à pain, avait quitté l'Angleterre en août 1791 et n'assista donc pas à la cour martiale qui allait se tenir. Les quatre marins restés loyaux à Bligh sont acquittés. Les six accusés restants sont reconnus coupables de mutinerie et condamnés à mort. Trois d'entre eux sont graciés par le roi et les trois autres sont pendus à une vergue de bateau dans le port de Portsmouth le 28 octobre 1792.
Les suites.
Aujourd'hui, les Anglo-Saxons, passionnés par leur histoire maritime, ont progressé dans leurs recherches sur les péripéties du Bounty, et les sources de l'époque sont remises en cause. La version des faits relatés par Bligh dans les deux ouvrages (Relation de l'enlèvement du navire le Bounty et Voyage à la mer du Sud) qu'il a publiés en 1790 et 1792 ne suffit plus : ils n'avaient pour but que de se disculper. Les lettres du capitaine, griffonnées sur le vif et adressées à sa femme Besty depuis la chaloupe, quelques jours après la mutinerie, sont pourtant précieuses car elles témoignent de sa rancoeur envers le lieutenant Christian et ses compères. Mais elles sont aussi mensongères. Les mystérieuses lettres de Fletcher Christian publiées en 1796 à Londres sont des faux. Elles ont longtemps entretenu une légende : Christian ne serait pas mort à Pitcairn. Il serait retourné dans l'île de Man, entre le pays de Galles et l'Irlande. Il aurait plus tard été reconnu dans une rue de Londres par un camarade d'aventure. En revanche, la lecture de ces lettres est troublante de véracité en ce qui concerne la première partie du voyage du navire. Le vécu des scènes ne trompe pas : elles ne peuvent être que l'oeuvre d'un membre de l'équipage. La plaidoirie d'Aaron Graham, avocat des mutins retrouvés à Tahiti et traduits en cour martiale, est aussi riche d'enseignement. Elle souligne un point crucial : l'avocat, ne pouvant attaquer le capitaine Bligh sur son commandement, va le toucher sur sa vie privée, à savoir une prétendue relation homosexuelle avec Christian, qui aurait débuté lorsque Bligh avait fait embarquer son jeune ami à bord du " Britannia " . Christian finissait alors ses soirées dans la cabine de Bligh et, complètement ivre, s'endormait sur place... Devant les juges, Aaron Graham fit une démonstration quasi imparable. A ceci près, qu'il n'apporta aucune preuve d'une telle liaison.
Et voilà les quatre films :
1933 : In the wake of the Bounty, de Charles Chauvel, avec Mayne Lynton, Errol Flynn, Victor Gouriet.
1935 : Les révoltés du Bounty, de Frank Lloyd, avec James Cagney, David Niven, Charles Laughton.
1962 : Les revoltés du Bounty, De Lewis Milestone, Carol Reed, avec Marlon Brando, Trevor Howard, Richard Harris.
1984 : Le Bounty, de Roger Donaldson, avec Mel Gibson, Anthony Hopkins, Laurence Olivier.
Un petit extrait pour le plaisir
https://www.youtube.com/watch?v=j16skGgr5_YCliquer ici pour télécharger l'article
Les-re--volte--s-du-Bounty--.pdf