Que faire, lorsque l’on est un artiste de 22 ans, étudiant à l’Ecole supérieure des Arts décoratifs, épris de peinture, et qu’un « monstre sacré » nommé Jean Lurçat vous conseille de vous orienter vers la réalisation de cartons de tapisserie dès la première rencontre ? Telle est la situation qu’affronta Yves Millecamps en 1952. L’homme qui me raconte cette anecdote, et bien d’autres, alors que nous cheminons parmi ses œuvres est délicieux de courtoisie, avec cette note de modestie qui caractérise les grands artistes. Il suivit la recommandation de Lurçat et bien lui en prit, puisqu’il est devenu depuis lors l’un des créateurs majeurs de la tapisserie contemporaine – tout en poursuivant ses recherches esthétiques dans les domaines du dessin, de la peinture et de la sculpture.
Le musée Jean Lurçat et de la tapisserie contemporaine d’Angers expose actuellement (et jusqu’au 6 janvier 2019) 25 tapisseries, mais aussi de nombreux dessins préparatoires et des tableaux à l’acrylique de Millecamps. L’ensemble, parfaitement cohérent, constitue une donation de l’artiste à cette institution et couvre la période des années 1960 et 1970. Le parcours, qui suit un ordre chronologique, permet de mesurer l’itinéraire plastique du créateur. Aux premières gouaches de la fin des années 1950, où se lit l’influence de Lurçat et une inspiration figurative aquatique issue du Monde du silence de Jacques-Yves Cousteau (sorti sur les écrans quelques années plus tôt), succède très vite une approche abstraite, d’une palette noire sur fond beige, juste relevée de quelques taches de couleurs, où les lignes verticales et horizontales s’entrecroisent et rappellent à la fois le geste de Jean Carzou et celui de Bernard Buffet. Ces deux œuvres (Contrepoint) seront sélectionnées pour la première Biennale de Lausanne. La production des années 1962-1965 (Emergence, la série Minéragenèse, notamment), présente sur un fond clair ou d’un implacable noir, une grande fluidité graphique par l’abandon des lignes droites, toutefois reprises et brisées, à la même époque, dans d’autres maquettes (Structures). Mais l’année 1964 voit naître des compositions plus synthétiques, dominées par des nuances de bleu sur fond noir (série Motet et Spadice) qui introduisent une approche esthétique durable.
Les formes se créent ; le plus souvent sur des arrière-plans sombres, elles apportent des touches lumineuses, à la géométrie complexe, aux larges aplats, aux couleurs choisies avec subtilité ; les volumes, nés de techniques mixtes et de l’introduction matériaux divers – dont Josep Grau-Garriga, par exemple, fut l’un des représentants les plus significatifs – sont exclus des tapisseries de Millecamps qui préfère privilégier la pureté de la laine et le graphisme. Ce dernier ouvre à tous les rêves interprétatifs : certaines tapisseries suggèreraient volontiers un plan de ville ou d’aéroport vu d’avion, d’autres évoqueraient plutôt des circuits imprimés, et l’on comprend pourquoi, en 1971, IBM commanda une œuvre à l’artiste pour son siège d’Austin (Etats-Unis). D’autres sentiments émergent encore : en regardant ces tapisseries, un bibliophile mesure facilement combien leur composition aurait convenu à la réalisation, par un maître comme Paul Bonet, Demercière ou Pierre-Lucien Martin, de belles reliures mosaïquées destinées à des auteurs modernes.
Comme l’avait pressenti Kandinsky lorsqu’il s’orienta vers l’abstraction, cette approche, loin de se réduire à la matérialité d’un support, laisse la part belle à la spiritualité ; en atteste, par exemple, les six maquettes réalisées en 1997 pour une tapisserie destinée à la cathédrale de Lille. C’est l’impression que ressent le regardeur, qui pourra puiser ce sentiment dans les titres des œuvres, mais avec une certaine prudence toutefois. Car Millecamps l’avoue lui-même, les titres n’étaient le plus souvent donnés que sur l’insistance des galeristes, toujours mal à l’aise avec l’absence d’intitulé. Il en choisissait alors un, a posteriori, et n’hésitait pas à s’adjoindre, dans cette recherche, les conseils de sa famille. En cela, il rejoint Picasso qui avait un jour avoué à son ami Jaime Sabartès que les titres lui semblaient toujours superflus : « Quand on me demande un titre, je dis le premier qui me passe par la tête. »
Les tapisseries de grand format présentes dans l’exposition sont, le plus souvent, accompagnées de leurs travaux préparatoires, initiative on ne peut plus heureuse, car ils permettent une approche génétique des œuvres. L’un des exemples les plus frappants concerne Wall-Street (1964) où l’on retrouve une maquette (0,28 x 0,118 m), le carton peint (2,09 x 1,20 m) et la tapisserie (2,10 x 1,25 m) et où l’on constate l’évolution de la composition, du projet initial à la réalisation. Le visiteur trouvera aussi, sous vitrine, les minuscules dessins au rotring sur calque qui précédaient les maquettes à la gouache dans le processus de création de l’artiste, et des maquettes qui, sur la base d’un même graphisme, offraient des assemblages de couleurs différents, le plus harmonieux étant choisi, in fine, pour l’œuvre définitive. Rien n’est plus passionnant que de suivre ainsi Millecamps pas à pas. Et rien n’est plus surprenant, en fin de visite, que de se confronter à la grande sculpture mobile Neptune (1969, 2,90 x 1,20 x 0,80 m) en acier inoxydable poli miroir et satiné, bois peint en noir et dégradé de bleus. Typique du temps, monumentale, elle ne s’harmonise pas moins avec l’univers plastique d’Yves Millecamps.
Illustrations : Dialyse, tapisserie 2,33 x 3,46 m, 1971 – Wall Street, Tapisserie 2,10 x 1,25 m, 1964; carton de tapisserie, gouache sur papier, 1964; maquette, gouache sur papier, 1964 – Cor nostrum ardens, maquettes, gouache sur papier, 1997. Photos T. Savatier.