Colère(s)

Publié le 22 novembre 2018 par Jean-Emmanuel Ducoin
Aidons les gilets jaunes à penser rouge.
Luttes. Même en rêvant le jour à des révolutions auxquelles il vaudrait mieux parfois rêver seulement la nuit, reconnaissons que le mouvement des gilets jaunes réclame de la réflexion, du raisonnement et beaucoup de sang-froid pour essayer d’en comprendre les ressorts singuliers. Le citoyen résolument de gauche, qui cherche toujours des rebelles à chaque coin de rue pour participer au soulèvement général, se trouve quelque peu gêné par cette jacquerie fiscale enfantée par les réseaux sociaux. Cela dit, il suffit de voir l’arrogance de la Macronie, désemparée, pour affirmer que ce mouvement possède assez des ressorts inédits pour nous intéresser au premier chef. L’affaire s’avère sérieuse. Souvenons-nous que, il y a quelques mois, nous imaginions encore possible une sorte de «convergence» des luttes (pour laquelle la CGT tenta de jouer son rôle). Elle ne survint pas. Ce qui vient de surgir, en revanche, s’appelle bien une «convergence des colères». Celle du peuple. Celle des salariés vivant dans une précarité accrue. Celle de ceux qui ont besoin de leur véhicule pour aller travailler, ou juste se déplacer. Celle du nouveau prolétariat, que se refusent de voir les autres, là-haut. Celle des retraités victimes d’un véritable racket. Celle des sans-emploi, des intérimaires, des fracassés du travail découpé. Et même celle des petites et moyennes entreprises, suppliciées par les banques. Bref, celle des sans-vacances, des sans-loisirs, des sans-culture, des sans-vie, subissant, en prime, le profond mépris de classe des libéraux de tout poil, de droite comme de gauche (qui n’a plus de gauche que le nom)…
Peuple. Notre embarras – compréhensible – provient du mouvement de protestation lui-même, protéiforme en ses révoltes. Ne soyons pas naïfs. De Laurent Wauquiez à Louis Aliot, de représentants de Dupont-Aignan à quelques homophobes et xénophobes livrant des migrants aux gendarmes, sans parler de bastonneurs identitaires, etc.: le melting-pot poujado-réactionnaire est aussi de sortie à la faveur de cette colère.
Ceux-là préconisent la baisse des taxes, mais également celle de la dépense publique, voire la mort de l’impôt. Nous ne les entendrons pas réclamer le rétablissement de l’ISF, le remboursement des milliards offerts au CAC 40, la vraie chasse à l’évasion fiscale… Et puis, autre chose nous chagrine: que cette exaspération populaire n’ait pas retourné le pays au moment des grandes manifestations contre la loi travail ou lors de la grève historique de la SNCF. Où étaient-ils, tous, quand il s’agissait de transformer ces mouvements sociaux en victoires, afin d’imposer une réflexion globale sur le sens de nos droits, des services publics, de la nécessité de développer le rail, d’une répartition des richesses? Qui, sinon les gilets jaunes eux-mêmes, souffrent de ces manquements, de ces défaites politiques et sociales à répétition?
Avenir. Néanmoins, mettons-nous d’accord sur un point crucial: ce mouvement n’appartient pas à ceux que nous venons de nommer, ni ses colères multiples, ni son nombre! Nous aurons beau dénoncer la dimension d’arriération du mouvement quant à l’enjeu écologique, c’est bien de l’avenir commun dont s’inquiètent tous ceux qui se parent de jaune. Beaucoup sont progressistes, certains ne le savent pas encore. Pour eux, la fracture sociale est aussi devenue une fracture territoriale. Ils ont très bien compris que des taxes supplémentaires ne suffiront en rien à régler une crise environnementale majeure. Ils connaissent le déclassement social, la mort lente du pacte républicain. Maintenant, ils disent stop aux inégalités et se dressent contre l’iniquité du traitement de faveur réservé aux plus riches. Leur répondre est un impératif absolu, un devoir. Oublions un instant fachos et autres récupérateurs. Pensons au peuple. Son désarroi recèle de la force, sa profonde colère du potentiel. Parce qu’une majorité d’entre eux portent l’idée d’égalité, aidons les gilets jaunes à penser rouge.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 23 novembre 2018.]