Magazine Les expat'
Ce soir, je fulmine. J'essaye pourtant de me raisonner. Les thaïs sont sympas. Ils ne font pas la gueule. Ils n'ont pas de morgue. Ils vivent dans un joyeux bordel, et bordel = liberté. Celle de dépasser la vitesse limite sans serrer les fesses (quand je roule follement à 60 dans les faubourgs de ma ville, je me fais sans arrêt doubler par les thaïs - alors que les panneaux demandent 50). Celle de se garer un peu n'importe où quand on est pressé... ou pas. Celle de mettre un corps-mort devant sa maison pour attacher son bateau sans demander aucune permission. Celle de descendre le tapis roulant avec ma fille dans le chariot du BigC malgré l'interdiction et le planton - mais ça la fait tellement bicher !
Évidemment, il y a quelques règles fondamentales à respecter. Et puis pas vu, pas pris, mais vu, la punition est souvent excessive.
Peu importe. Ici, on est relax. Globalement. Il ne faut pas jouer au c. avec les thaïs, c'est tout. Si on fait un peu attention, on évite les problèmes.
Sauf que…
Je sais, ce qui me fout en pétard, ce n'est pas grand-chose. Quoique… c'est tous les jours pareil. Et pour tout. Ça finit par user.
Je fais construire une barque en résine il y a quelques mois. Je demande un bateau marin, qui supporte un peu de mauvais temps. Le résultat ne me semble pas totalement convainquant, mais la saison est favorable, la mer est souvent plate. Quand le bateau m'est livré, je ne remarque pas certaines petites malfaçons. Tant pis. Tellement content de retrouver le plafond des poissons.
Quelques temps plus tard, je fais une dangereuse expérience (que je raconte ici) : j'embarque un gros paquet de mer par l'arrière. Pendant de longues minutes, je suis tangent, à la merci d'une nouvelle vague. Chance, tout s'arrange. Je décide de profiter d'un retour en France pour renvoyer le bateau au chantier et faire modifier quelques petites choses afin qu'il soit plus sûr.
J'explique tout à Fon - dans le détail. Je lui demande de noter - j'ai une mémoire exécrable, et je sais qu'en revenant de France, je risque d'oublier une des modifications demandées - dont la reprise des malfaçons. Puis nous conduisons le bateau sur son lieu de naissance. Je reprends chaque point avec le patron du chantier, en expliquant bien ce que je veux. Il me donne des détails et propose des solutions qui montrent qu'il a tout compris. Et qu'il approuve totalement cette transformation. Pourquoi n'y avait-il pas pensé avant, quand j'ai commandé le bateau ? Pourquoi m'a-t-il vendu une embarcation qui laissait à désirer sur le plan de la sécurité ?
Retour de France : je cours au chantier. Et là, badaboum. Je constate qu'il a pris des initiatives qui n'ont rien à voir avec ce que j'ai demandé. Strictement rien à voir. Je reprécise les choses. Je fais des montages Photoshop que je lui envoie pour qu'il ait un modèle visuel de ce que je veux. Pour qu'il ne puisse pas s'abriter derrière un "je n'avais pas compris".
Quinze jours plus tard, il téléphone pour dire que le bateau est prêt. Nous y allons. Je dis à Fon de rechercher sa liste et au boss de ressortir le cahier où il a tout noté. Et je demande qu'on vérifie chaque point. Un dialogue s'engage en thaï, où je ne comprends pas grand chose. Mais il en ressort que tout a été fait, tout va bien. Je suis si content de retrouver ma Dédaigneuse - carrément euphorique. Trop...
Nous repartons avec le bateau. D'intenses superstitions interdisent qu'on le mette tout de suite à l'eau. En effet, une tempête doit éclater à peu près à la date anniversaire du typhon de 1989. Au jour dit, calme plat… Pas grave. Quand même, il paraît qu'il ne faut pas... J'obtempère. Mais au bout de deux semaines (durant lesquelles il aurait dû bénéficier d'une nouvelle couche d'antifouling), je finis par obtenir qu'on le mette à l'eau en dépit des avis contraires.
Il est vrai qu'au mouillage de mon village, il n'y a pas un seul bateau. Ce qui se comprend : ce sont des embarcations de 7 ou 8 mètres, difficile à mettre au sec ou à flot. Ma barque est beaucoup plus petite, et s'il est vrai qu'au cours des mois à venir, il va y avoir des alternances de quatre ou cinq jours de calme et de tempête, je surveillerai la météo de près et je remonterai ma barque au sec tout seul avec mon petit chariot.
Le bateau est à l'eau. Le moteur démarre sans faire trop d'histoires. Tant pis pour l'antifouling - je doute qu'il soit mis un jour, malgré les promesses - le bidon ne sera pas perdu pour tout le monde.
Moo m'accompagne pour une première sortie rapide. Je mouille devant l'hôtel d'une amie - fond de sable parfait pour mes ancres, montée progressive, surveillance le soir par l'amie - il paraît qu'il y a des voleurs.
C'est lorsque je range le bateau que je découvre qu'une des cinq réparations prévues n'a pas été faite. Carrément oubliée. Malgré le contrôle final sur le cahier du boss et la liste de Fon. Je n'avais pas demandé cinquante modifications. Juste cinq.
Maintenant, j'ai le choix. M'assoir sur ma demande - et en subir les pénibles inconvénients. Remettre le bateau sur le pick-up (avec toutes les difficultés que ça représente - il pèse trois ânes morts) et le rapporter au chantier. Je demande à Fon ce qu'elle en pense. Elle me dit qu'elle ne fera rien, elle ne veut plus entendre parler du bateau. Et moi, je suis trop exigeant, paraît-il.
C'est aussi ça la Thaïlande. Personne n'est jamais responsable. On ne peut jamais faire confiance et on doit tout faire soi-même.