Les gilets jaunes, ce qui arrive quand on gouverne les français comme s’ils étaient une statistique
Publié le 21 novembre 2018 par Rbranche @RobertBranche
Ce que scrutent Emmanuel Macron et
son équipe resserrée d'experts, ce sont le taux d’inflation, le taux
de chômage, le pouvoir d’achat. Mais pas le réel.
Il a fallu un itinéraire mémoriel, une hausse de plus du carburant, et une épidémie de gilets jaunes pour que Emmanuel Macron redécouvre ce qu’il avait oublié : les citoyens n’aiment pas leur classe dirigeante.
Étonnante amnésie d’un Président pourtant élu grâce à ce désamour : il y a moins de deux ans, c’est bien lui qui avait promis le changement et l’avènement d’un démocratie citoyenne. Surgissant d’ailleurs, ailleurs du monde politique en place, il avait inventé un cocktail gagnant en s’appuyant sur des Français en marche, avec quelques pincées de chance – défaite de Juppé, empêchement de Hollande et démêlés judiciaires de Fillon.
Et voilà élu, un Président jeune, compétent, énergique. Un Président convaincu que la solution est dans plus d’expertise, plus de savoir-faire, plus de volonté et de travail. Un Président centralisateur, s’appuyant sur une garde rapprochée – quelques conseillers, quelques ministres clés – pour aller à l’essentiel, pour piloter, pour agir vite et bien.
Sans se rendre compte que la centralisation ne pourrait que conduire à renforcer la coupure entre les Français et la classe dirigeante. Le contraire de ce pour quoi il avait été élu, et – je lui en fais le crédit – de ce qu’il voulait.
Que s’est-il passé, pourquoi la coupure s’est-elle accrue ?
D’abord parce qu’un homme seul et une équipe resserrée ne peuvent connaître que des moyennes et sont incapables d’intégrer la diversité des situations, ce même s’ils ne dorment pas la nuit… ou si peu. Ce qu’ils scrutent, ce sont le taux d’inflation, le taux de chômage, le pouvoir d’achat, etc., mais pas le réel.
Car le taux d’inflation n’est qu’une moyenne, et n’est représentatif d’aucune situation individuelle : s’il est juste au niveau macroéconomique, il est faux localement et ne dit en rien comment se modifient les dépenses de chaque Français. Celles-ci dépendent du lieu de résidence et de la structure du panier d’achats, structure elle-même fonction des habitudes personnelles, du niveau de revenu et de l’importance du capital possédé. Ainsi si le taux d’inflation est pertinent pour piloter globalement l’économie, il est peu significatif pour chaque Français pris individuellement et largement déconnecté de ce qu’ils vivent au quotidien.
Idem pour le taux de chômage. À nouveau, c’est une moyenne utile pour prévoir l’évolution des grands équilibres financiers, mais sans pertinence pour apprécier la situation d’une famille et d’un bassin d’emploi précis. Tellement de différences entre l’Ile de France, les grandes métropoles, les villes moyennes, et les zones rurales. En quoi la reprise d’activités dans les grandes zones urbaines est-elle une bonne nouvelle pour ceux qui n’y vivent pas ?
Quant au pouvoir d’achat, là encore tellement de situations individuelles différentes : ici un emploi perdu, et là une promotion ; ici des revenus immobiliers, et là un loyer qui augmente ; ici un célibataire sans réelles contraintes, et là un couple qui vient d’avoir un troisième enfant quand l’ainé rentre au lycée ; etc.
En résumé, personne ne vit dans la moyenne, personne n’est un être mathématique né de calculs, personne n’est une fiction : aucun Français n’est ce que connaît et suit une équipe centralisée. (1)
Aussi la coupure est-elle logique et inévitable entre monde calculé et monde réel, entre dirigeants et dirigés : quand le Président et le gouvernement affirment que la situation moyenne s’améliore, bon nombre vivent le contraire. Incompréhension. Et si les inégalités se creusent, la majorité peut voir sa situation se dégrader, alors que la moyenne progresse. Effet gilet jaune garanti.
Autre coupure, celle qui existe entre ceux qui croient dans le changement en cours et anticipent un futur meilleur, et ceux qui n’y voient qu’une perte des acquis et sont convaincus que le pire est à venir.
Il y a tellement de ruptures en cours :
- Technologique : Les organisations collectives comme les vies individuelles sont modifiées en profondeur. Retournez-vous en arrière pour voir combien tout a changé : essayez de repenser au temps avant le mobile ou internet. Et tout s’accélère, sans qu’il soit possible pour la plupart de savoir vers quoi ceci nous mène : intelligence artificielle, blockchain, imprimante 3D, homme augmenté, biologie, etc. Facile alors de faire un raccourci en se disant : vers le pire.
- Économique : La mondialisation nous fait perdre nos repères et masque les mécanismes à l’œuvre. L’entremêlement entre tous les acteurs crée une toile invisible pour la plupart d’entre nous. Comment percevoir du fin fond d’un village, le fonctionnement réel de l’économie actuelle, et donc les conséquences de tel ou tel choix ? Impossible. Coupure entre ceux qui voyagent et peuvent se construire une image mentale de ce qui se passe, et les autres.
- Écologique : Notre planète est menacée d’implosion à cause de la rapidité de la dégradation en cours. Dérèglement climatique, disparition d’espèces, appauvrissement des sols, contraction des ressources rares, etc. Difficile de prendre en compte les effets à long terme de nos décisions quotidiennes, difficile d’agréger individuel et collectif, difficile de changer nos comportements.
- Géographique et religieuse : Les mouvements de population et les interventions internationales accompagnent ou précèdent les bouleversements économiques et écologiques. Il est alors tentant de voir dans celui qui est différent l’ennemi, le concurrent, celui qui est l’origine de nos problèmes. Tentant aussi de se réfugier dans un extrémisme religieux quand le discours politique est vide de sens et ne produit que des agrégats mathématiques qui ne nous disent rien. Surtout quand on a peur du futur…
Cette coupure est amplifiée par ce que nous appelions chez Bossard Consultants – un cabinet de conseil où j’ai sévi dans les années 90 – la « vallée du désespoir » : même si à terme un changement apportera du positif, il commence toujours par dérégler le présent, et donc à le dégrader. Réussir un changement suppose donc non seulement une adhésion aux raisons de la transformation, mais aussi l’explicitation de la dégradation initiale. Et de s’être assuré que cette dégradation sera supportable pour tous et d’avoir mis en place, le cas échéant, de façon préventive les accompagnements ad hoc.
Construire une vision partagée est un défi qui suppose non seulement un effort de réflexion et de pensée – produire une vision réaliste du monde vers lequel nous allons, répondre aux contraintes de notre planète et aller vers un progrès réel –, mais aussi une implication du plus grand nombre. Condition nécessaire pour redonner du sens. Pas un sens général, désincarné, théorique et autoproclamé, mais un sens qui parle à tout un chacun. Ceci est incompatible là aussi avec la centralisation.
Sinon ne restent que les peurs, les désillusions et la sensation que tout se dégrade. Sinon, tout se bloque. Syndrome bonnet rouge ou gilet jaune…
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Si, donc, sortir de la rupture entre les citoyens et la classe dirigeante est possible et nécessaire, cela suppose un changement profond : moins de centralisation, moins d’approche seulement quantitative et théorique des problèmes ; plus d’implication, plus de partage, plus d’explicitation de ce qui se passe.
C’est difficile, mais “Nobody said it would be easy” et décidément “Being President is a dirty job but somebody gotta do it” !
(1) Ceci rejoint la distinction faite par Daniel Kahneman entre les « Humans » et les « Econs »
(Article paru dans le Huffington Post)