En général, ces gens-là s’avancent vers moi la tête rentrée dans les épaules. Ils baissent les yeux et la voix, regardent alentour comme pour vérifier que personne ne les surveille et m'avouent tous à peu près la même chose : « je suis d'accord avec vous, mais je ne peux pas le dire ». Biais d'échantillonnage oblige, ces individus font surtout partie de l'intelligentsia. A priori, ils seraient donc non seulement capables de déployer une parole publique, mais aussi de le faire en prenant un maximum de liberté et un minimum de risques. Sauf que non, ils pètent de trouille et réfléchissent à deux fois avant d'exprimer ce qu'ils pensent. Quitte à se taire ou travestir leurs opinions pour ne pas s'attirer les foudres de tel agent de la police des idées patrouillant dans leur quotidien.
Je ne peux pas leur en vouloir. Ma parole étant elle aussi publique depuis une petite quinzaine d'années, j'ai eu tout le temps de m'habituer au caractère souvent clivant de mes propos. Mais je sais aussi que la véhémence de mes « contradicteurs » a considérablement augmenté. De fait, je viens de passer ces derniers mois à essuyer les menaces de mort, de viol, les moqueries sur mon élocution (je suis au début du spectre autistique, mais ça ne fait pas de moi un monstre) ou à constater que certains de mes « adversaires » estimaient fair-play de tenter me faire perdre l'un ou l'autre de mes moyens de subsistance. Un sort que je partage avec bien des rédactrices et signataires de la tribune « Des femmes libèrent une autre parole » publiée en ces colonnes le 9 janvier 2018. Soit une double logique de la punition et de l'intimidation à même de salement vous refroidir si jamais vous envisagiez de révéler au grand jour combien les immondes fragments de mon jus de crâne barbotant dans ce texte ont réussi à vous contaminer.
Visez un peu le crime ! En pleine « libération de la parole », nous voulions ouvrir un débat et ne pas laisser le monopole de la lutte contre les violences sexuelles à ceux qui, certes armés des meilleures intentions du monde et souvent marqués par une expérience personnelle traumatisante, se mettaient à démolir l’État de droit, recourir à la censure et assigner les femmes à un état d'impuissance permanent. Nous ne faisions que dire oui à la parole et oui à la justice, mais non à la vengeance et non à l’arbitraire. Non à l'irrationnel des imprécations, à l'affolement des paniques morales et à la toxicité des représailles collectives. Je crois qu'on a fait plus séditieux. Dernièrement, il m'est aussi arrivé d'ouvrir grand les yeux dès qu'on louait mon courage en des termes largement mieux adaptés à un athée bloguant au Bangladesh ou un journaliste algérien voulant faire son travail durant la décennie noire. À la limite, peut-être ai-je été plus téméraire en prenant position pour les droits des personnes prostituées, le recours à des mères-porteuses, la disparition de la ménopause, la conception d'utérus artificiels, l'abrogation des lois de bioéthique ou la défense d'une liberté procréative totale impliquant le don ou la vente d'ovocytes (des engagements pour lesquels j'ai souvent été taxée de « féministe radicale » quand je serais désormais le bras armé de la réaction patriarcale, alors que je n'ai vraiment pas l'impression d'avoir viré ma cuti). Or s'il est héroïque de défendre parmi les fondements les plus essentiels de nos démocraties libérales, si c'est cela le délit d'opinion du jour – le wrongthink comme on l'appelle dans l'anglosphère, soit littéralement la « mauvaise pensée » –, si c'est ainsi qu'on s'expose aux foudres des cerbères de notre « paysage intellectuel », alors c'est que notre civilisation est super mal barrée. Tel est mon constat : un an après les premiers soubresauts de l'affaire Weinstein, le « débat public » n'a jamais été aussi précaire. Là où les architectes de la démocratie libérale prônaient la confrontation d'idées contraires comme l'une des conditions d'émergence de la vérité (John Stuart Mill), le discours aujourd'hui dominant semble faire des violences sexuelles un sujet trop sensible pour tolérer le dissensus, la discordance, la dissidence. Ici, il n'y aurait qu'une seule direction possible, celle d'une grande parade victimaire et expiatoire marchant au pas des hashtags et des pouces levés. Tout désir de nuance est d'emblée suspect et, comme à l'armée, poser une question c'est déjà désobéir. Sauf que c'est justement sur les sujets les plus sensibles que le pluralisme est salutaire, vu que c'est devant les causes qui nous semblent indéniablement bonnes que la raison se fait dare-dare la malle. C'est ce qui, à mes yeux, demeure l'un des pires effets adverses de #metoo. Je n'ai jamais voulu faire taire quiconque et surtout pas des victimes de violences sexuelles. J'ai moi-même été violée et j'ai moi-même pris la parole. Le problème, ce n'est évidemment pas que ces victimes veuillent se faire entendre – au contraire, faut-il le rappeler, leur soif de justice est aussi légitime que depuis longtemps nécessaire –, mais c'est que cette libération de la parole soit accaparée par un féminisme aux allures de religion, avec ses dogmes, sa liturgie et sa chasse aux hérétiques. Accaparée par des féministes semblables à la petite renarde rusée de l'opéra de Janáček, qui égorge tout le poulailler tant elle ne supporte pas de voir les poules refuser de se révolter contre le coq et préférer glousser à ses blagues. Accaparée par une idéologie flirtant avec le totalitarisme parce qu'infectée par l'un des pires fléaux de notre époque : l'identitarisme. Cette façon de voir le monde sans autre réalité commune (et encore moins objective) que la polarisation existentielle entre oppresseurs et opprimés. Une logique manichéenne et des plus vénéneuses pour l'un des autres grands atouts de la démocratie – la concorde civile.Pourquoi vénéneuse ? Parce que tout simplement fausse et fallacieuse, et que s'il y a bien une leçon que la tragique histoire de notre espèce nous hurle de retenir, c'est celle-ci : lorsqu'on a de bonnes informations et suffisamment d'énergie morale, on est sur la voie du progrès, mais si la mesure de sa rage n'a d'égale que celle de ses erreurs et de ses mensonges, alors bascule vers le fanatisme. On risque de passer à côté de la liberté et de la vérité, sans parler de l'émancipation, et de tomber dans le piège de la répression et de la tyrannie. Une trajectoire où, effectivement, il n'y a plus que la force pour faire passer ses « arguments ». Texte original de la tribune parue dans Le Monde le 5 octobre 2018