Cette recension parut dans le quotidien parisien La Liberté du 26 mars 1870. Les époux Mendès et Villiers de l'Isle-Adam avaient été invité par Servais, dont ils avaient fait la connaissance l'été précédent à Munich lors des répétitions du premier Or du Rhin, à venir assister au premier Lohengrin en français à Bruxelles. Le compte-rendu de Judith Gautier résume d'une plume alerte et élégante l'action de Lohengrin, mais n'évoque que peu la composition musicale, et ne dit pas un mot du talent des interprètes, de la direction d'orchestre ou de la mise en scène.
Théâtre de la Monnaie
LOHENGRIN
PAR
RICHARD WAGNER
Bruxelles, 22 mars 1870. Hâtons-nous de constater le succès. On a applaudi, acclamé, trépigné. Le public belge est froid, nous disait-on. Froid devant Robert le Diable, c'est possible, mais devant Lohengrin, pas du tout. Et ceci affirmé, parlons de l'oeuvre. Homère de Balzac, comme l'appelle Richard Wagner, a écrit cette phrase en décrivant l'improvisation musicale de la Duchesse de Langeais : « Tout à coup les hautes notes firent détoner un concert de voix angéliques ». Ne dirait-on pas que ce grand génie, connaissait ou plutôt prophétisait par cette simple phrase le prélude de Lohengrin ? et n'est-il pas surprenant que l'idée de transporter le sentiment mystique et divin dans es sonorité hautes, Balzac l'ait eue lui aussi ?
Dès les premières mesures du prélude, le public est contraint de faire silence et de se recueillir, tandis que s'élèvent de l'orchestre ces sons diffus, presque indistincts, qui se prolongent et s'étendent, puis se dégagent peu à peu comme d'une sorte de brume mystérieuse.
L'auditeur éprouve tout d'abord une sorte de malaise ; il lui semble que son esprit perd pied et monte, emporté à des altitudes inaccoutumées, où il ne trouve rien pour se poser. Il croit respirer l'espace libre et immense A travers lequel des voix sans bouches chantent une louange ineffable. Bientôt ces voix s'affirment, claires et aiguës comme des rayons, et déjà le malaise est devenu désir : désir de plus en plus impérieux à mesure que la musique grandit. Une ferveur passionnée vers la lumière et l'excessif éclat des sons envahit l'âme ; l'attente frémissante d'une volupté mystique fait trembler les nerfs comme des cordes de harpes. Puis, quel assouvissement délicieux, quelle béatitude, quand la .musique, déchirant les derniers voiles, se livre dans toute sa splendeur ; quand, de toutes leurs voix, les trompettes soufflent des flamboiements de soleil ; quand la lumière vous inonde et vous submerge et que le chœur des anges exulte dans la gloire des cieux éblouissants ! Mais la lumière s'éloigne, les voix s'éteignent. C'est l'extase qui finit, la vision qui disparaît. Les dernières lueurs et les dernières voix vibrent encore quelques instants, puis se taisent, - et l'on retombe dans sa stalle, bien étonné de la figure de son voisin.
Alors le rideau se lève. Au bord de l'Escaut, sous un chêne centenaire, est assis Henri l'Oiseleur, roi d'Allemagne. Près de lui, debout, sont les comtes de Thuringe et de Saxe ; en face les nobles, les écuyers et le peuple de Brabant. A la tête des Brabançons se tient Frédéric, comte de Telramund, et près de lui, sa femme Ortrude, fille de Radbod, le prince des Frisons. Frédéric s'adresse au roi ; il porte plainte contre Elsa et l'accuse d'avoir assassiné son frère, l'héritier de Brabant. Aussitôt, sur l'ordre du roi, les hérauts d'armes somment Elsa de comparaître; et voici qu'elle s'avance, douce et triste, vêtue de blanc. Une mélodie candide l'accompagne, et on croirait que l'Innocence marche à côté d'elle.
A son aspect le peuple s'émeut : « Pour oser l'accuser d'un pareil crime, il faut être bien sûr qu'elle est coupable. » Mais aux questions qu'on lui adresse Elsa ne répond pas. Comme perdue dans un rêve, les yeux tournés vers l'horizon, elle chante d'une voix basse et calme :
« Solitaire dans de sombres jours, j'invoquais Dieu, suppliante ; je répandais en prières les profondes amertumes de mon cœur. Alors de mes lamentations s'éleva un son plaintif, dont les puissants échos s'enflèrent au loin dans les airs; je les entendis retentir et s'éloigner, ils arrivaient à peine à mon oreille. Mes yeux s'étaient fermés, je tombai dans un doux sommeil.
» Dans l'éclat d'une armure étincelante, un chevalier approcha de moi. Jamais je n'en ai vu encore briller d'une aussi pure vertu. » Une trompe d'or suspendue à ses reins, appuyé sur son épée, je voyais du fond des airs venir le vaillant héros. Avec respect, il m'adressa une consolation. C'est sur ce chevalier que je me repose ; il sera mon défenseur ! »
Tandis qu'elle chante, les motifs du prélude se font entendre dans l'orchestre et l'auditeur s'accoutume déjà à assimiler ces motifs à l'idée du chevalier vu en rêve.
« Au jugement de Dieu ! au jugement de s Dieu!, s'écrie la foule; » et le roi : « Réponds-- moi, Frédéric, comte de Telramund, veux-tu soutenir ton accusation au jugement de Dieu, par un combat à la vie et à la mort?
- Oui !
- Et toi, Elsa de Brabant?
- Oui !
Alors le héraut d'armes élève la voix : « Si quelqu'un est venu ici pour soutenir en champ clos au jugement de Dieu, Elsa de Brabant, qu'il s'avance! » Cet appel retentit dans le silence, puis s'éteint. Nul ne répond. Elsa se trouble. Cependant sa confiance ne l'abandonne pas.
- Roi bien-aimé, fais faire encore un appel à mon chevalier. Il est loin d'ici et ne l'a pas entendu !
Les trompettes sonnent de nouveau, le héraut répète son cri, suivi encore d'un silence plein d'angoisse.
" Ce silence sombre est l'arrêt de Dieu. "
Mais Elsa tombe à genoux et adresse au ciel une prière fervente ; et voici que de l'horizon, sur le fleuve, à travers les brumes bleuâtres du lointain, s'avance le chevalier du rêve d'Elsa.
- Voyez-vous ! voyez-vous ! l'étrange prodige ! c'est un cygne, un cygne qui tire une nacelle là-bas ! - - Un chevalier est debout dans la nacelle. - De quel éclat reluit son armure 1 l'œil est ébloui de cette lumière ! Voyez-vous ! il approche ! le cygne est attaché à une chaîne d'or ! "
Avec une croissance de surprise admirablement rendue par la musique, la foule se précipite vers les rivages, se hausse sur la pointe des pieds, gagne les éminences du terrain pour mieux voir l'envoyé divin, le héros inconnu, champion de l'innocence. Enfin, il touche la rive, et s'arrête; jeune et charmant, un casque ailé sur le front, le bouclier à l'épaule, il s'appuie, tranquille, sur Son épée nue. Les accords du prélude vibrent et frissonnent doucement. Et le peuple crie : « Miracle ! miracle ! » Tl est arrivé un miracle inouï que ces hommes ne virent jamais ! » Le chevalier descend à terre et s'approche : « Salut ! roi Henri !... c'est pour combattre en .faveur d'une jeune fille sur qui pèse une accusation terrible que je suis envoyé ; permets que je voie maintenant si sa confiance répond à Ici. mienne. — Parle donc, Elsa de Brabant. Si je te choisis pour combattant, veux-tu te fier, sans craindre et sans frémir, à ma défense ? » Elsa tomba à genoux, subjuguée et charmée :« Mon héros! mon sauveur ! emmène-moi ! je te donne tout ce que je suis ! » !
- Si je remporte pour toi la victoire, veux-tu que je sois ton époux?
- Regarde, me voici à tes pieds : je m'abandonne à toi, mon corps et mon âme t'appartiennent.
- Elsa, si tu veux que je m'appelle ton époux, il faut que tu me fasses une promesse ; jamais tu ne m'interrogeras, jamais tu ne chercheras à savoir ni de quelle. contrées j'arrive, ni quel est mon nom, ni quelle est ma nature.
- Jamais, seigneur, tu n'entendras de moi cette question.
Et le chevalier solennel et grave répète sa défense, plus lentement, sur le même motif musical. Il a juré de garder fidèlement la loi qu'il lui impose. Alors, ravi, il la relève et la presse contre son cœur.
Le combat a lieu, et le chevalier inconnu triomphe. Il renverse Frédéric et lui met son épée sur la gorge; mais il lui fait grâce :
— Ta vie est à moi maintenant ; je te la donne. Puisses-tu la consacrer au repentir !
L'innocence d'Elsa est proclamée ; le peuple entonne un chant triomphal d'une puissance et d'une magnificence surhumaines, et l'acte se termine superbement dans cette gloire et dans cette joie.
Comme on le sait, Richard Wagner est aussi grand poëte qu'il est grand musicien. En Allemagne, le poëme de Lohengrin est dans tous les recueils poétiques, et les vers en sont déjà classiques. Quelquefois, dans les œuvres lyriques de Richard Wagner, le musicien s'efface un instant, laissant le poëte dominer, e la musique devient alors une sorte de mélopée. La première scène du second acte de Lohengrin offre un exemple de cette particularité. Ne croirait-on pas entendre parler des personnages de Shakespeare, lorsque Ortrude et Frédéric, humiliés et haineux, sont assis, la nuit, sur les marches de l'église, en face du palais où se réjouissent les vainqueurs ?
FRÉDÉRIC
Debout, compagne de ma honte ! Le jour à son lever ne doit plus nous voir ici.
ORTRUDE
Je ne puis partir, je suis enchaînée ici. Laisse-moi sucer aux splendeurs de cette fête que donnent nos ennemis un poison redoutable et mortel qui finisse notre honte et leurs joies !
Et plus loin :
FRÉDÉRIC
Tu m'as fait, moi, dont le nom était entoure de gloire, dont la vie était la vaillance et la vertu même, tu m'as fait l'infâme complice de tes mensonges.
ORTRUDE
Qui a menti ?
FRÉDÉRIC
Toi. Dieu ne m'a-t-il pas frappé de son arrêt à cause de ce mensonge ?
ORTRUDE (avec une enrayante ironie).
Dieu?
FRÉDÉRIC
Horreur ! Comme ce nom résonne affreusement dans ta bouche !
ORTRUDE
Ah ! tu appelles ta lâcheté : Dieu ?
Mais il faut bien l'avouer, cette scène dramatique et puissante perd beaucoup à la traduction. Les vers français de M. Nuitter ressemblent fort peu aux vers allemands de M. Richard Wagner (il est vrai que la traduction accommodée à la musique offre des exigences cruelles ! ), et si jamais on prétendait que cette scène si poignante et si grandiose en allemand est un peu longue et monotone en français, ce n'est pas à Wagner qu'il faudrait s'en prendre. Ce soir, d'ailleurs, elle a été une des parties qu'on a le plus ardemment applaudies.
Ortrude, la sorcière Scandinave, en qui est vivante encore la religion de Watau et de Freia, sera le serpent tentateur qui fera perdre à Elsa la joie et l'amour. Feignant de s'humilier et de gémir, elle implore la jeune fille, et Elisa, bonne comme le bonheur, l'accueille et lui pardonne; mais Ortrude souffle dans ce cœur plein de foi le doute et l'inquiétude. Qui est-il, ce chevalier inconnu? D'où est-il venu, ce mystérieux époux? N'est-il pas à craindre qu'un jour il parte comme il est venu? Elsa frissonne de sentir que sa confiance faiblit; elle lutte, mais c'est à peine si la présence de son amant la rasséréna. Le mal est fait. Ortrude triomphe déjà, elle est bien sûre maintenant qu'Elsa prononcera la ii question fatale, la question interdite à ses lèvres. Au troisième acte, après une superbe introduction qui dépeint la joie et l'éclat d'une noce pompeuse, un chœur de guerriers et de jeunes filles conduit Elsa et son époux dans la chambre nuptiale. Puis les beaux amants restent seuls, livrés enfin à eux-mêmes et à leur bonheur, qui semble les écraser. Il ne faut pas songer à donner la moindre idée par des paroles de l'impression enivrante et du charme poignant que renferme cette scène d'amour où la poésie et la musique s'unissent su comme dans un baiser divin. On peut rendre à demi la douceur de cette phrase de l'époux : « Ton premier regard a fait de moi le serviteur de ta grâce. » Mais il est impossible d'exprimer les ineffables tendresses qui se dégagent de la musique lorsqu'il prononce passionnément le nom de sa bien-aimée Elsa ! »
Hélas! même au milieu des plus pures délices, le doute se réveille dans le cœur de l'épouse :
- Comme mon nom glisse doucement sur tes lèvres ! N'entendrai-je pas la divine mélodie du tien? Du moins, quand nous sommes abrités dans le silence de l'amour, permets qu'alors ma bouche le prononce !
En vain l'époux résiste, en vain il se fait sévère; le motif grave et solennel de la défense se dresse dans l'orchestre ; mais Elsa, parjure, prononce la question fatale : « D'où viens-tu ? quel est ton nom et quelle est ta nature? Comme Psyché, elle a détruit elle-même son bonheur.
C'est devant le peuple de Brabant, au bord du fleuve, que le chevalier, plein de chagrin, répondra à la question d'Elsa, désormais perdue pour lui :
« En face du monde, du roi et de l'empire, je dévoile loyalement mon secret. Ecoutez, et dites si ma noblesse n'égale pas la vôtre ! Dans une terre éloignée, inaccessible à vos pas, est un burg nommé Montsalvat ; un temple lumineux s'élève au milieu, un temple précieux auquel la terre n'a rien de comparable. Dans ce temple est gardé, comme le saint des saints, un vase auguste et merveilleux. Pour être confié aux soins des plus purs parmi les hommes, il fut apporté sur la terre par une troupe d'anges. Il s'appelle le Graal, et une foi sans tache et bienheureuse se répand par lui dans l'âme de ses chevaliers. Quiconque est choisi pour servir le Graal est aussitôt revêtu d'une puissance surnaturelle. Même celui qui est par lui envoyé dans une terre lointaine, chargé de défendre le droit de la vertu, n'est pas dépouillé de sa força sacrée, autant que reste inconnue sa qualité de chevalier du Graal ; mais telle est la nature sublime de cette vertu du saint Graal, que, dévoilée, elle fuit aussitôt les regards profanes. Ecoutez maintenant comment je récompense la question interdite : " Je vous ai été envoyé par le saint Graal ; mon père, Parcival, porte sa couronne; moi, son chevalier, j'ai nom Lohengrin. »
Pendant tout ce récit le motif du prélude se fait entendre. Ces voix qui chantaient un cantique glorieux à travers la lumière, ces voix étaient celles des anges portant la coupe merveilleuse où fut recueilli le sang de Jésus-Christ lorsqu'il jaillit de la plaie, faite à son côté.
Mais voici le Cygne qui s'avance; il vient chercher Lohengrin qui s'attarde trop longtemps. Malgré les embrassements d'Elsa suppliante, le chevalier met le pied dans la nacelle, et, tandis qu'elle tombe inanimée, il s 'en va pour toujours, pour toujours, loin d'elle.
JUDITH MENDÈS.