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Évidemment en 1982 pour moi, Bruce Springsteen c'était un peu l'ennemi. Que voulez vous, son tricot de peau, ses biscoteaux saillants, son héroïsme à tous crins, tout cela avec de quoi révulser l'endive blafarde que je me trouvais être. Pourtant deux ans plus tôt j'avais presque aimé son double album The River, allant jusqu'à l'écouter en mode schizo me cachant à moi-même un goût assez extravagant pour les choses bouseuses pleines de bravoure. Je crois me souvenir que The River était sorti en octobre et il est bien possible qu'il ait été le double album de mon automne 1980 (sorti en juillet, Closer de qui vous savez fut l'album de mon été 1980, et des cent soixante-trois saisons suivantes). Donc en 1982 jeune et certainement un peu idiot, je n'avais pas jeté la moindre oreille dans ce Nebraska là, préférant le toiser de toute ma hauteur tout en affirmant que les Lords of the New Church étaient tout de même clairement plus intéressants. J'avais bien tort, pas sur les Lords of the New Church puisque ce cénacle de vieux punks décatis reste indubitablement ultra cool, mais sur le Nebraska de l'ami Bruce... oui, certainement. En fait, j'ai découvert vraiment cet album, quatre ans plus tard, en 1986 quand le titre State Trooper parvint jusqu'à mes oreilles paresseuses par le biais de quelques ondes radiophoniques. Disons que, pour moi, ce fut une révélation digne de Paul Claudel passant devant le « second pilier à l'entrée du chœur à droite du côté de la sacristie de Notre-Dame de Paris ». Figurez-vous que « gros biscoteaux » hululait tel le suicidaire Alan Vega ! No more no less ! Raisonnablement intrigué et prenant ma non-vitalité ontologique à deux mains je décidais bien vite de chaparder l’objet de ma toute nouvelle curiosité dans un estaminet de la Fédération Nationale d'Achat des Cadres. J’accomplis mon acte délictueux indolemment et sans la moindre panique et me retrouvait bien vite en possession de la Musicassette que vous pouvez admirer sur la photographie qui accompagne ce texte parfois un peu trop digressif. À son écoute je ne fus pas vraiment déçu, c'était bien ce que j'en attendais, un recueil de chansons dépouillées enregistré à la maison sur un magnétophone 4 pistes. Du Springsteen à poil et sans tricot de peau, mais aussi, et surtout, un truc d’écrivain de chanson qui tournait autour du « rêve américain » et de ses perdants réveillés en plein cauchemar. Chaque chanson aurait pu être une nouvelle, un roman voire pire un film ! Jugez par vous même : un type globalement fiévreux et pas trop recommandable zigzaguait bien trop vite sur un highway pluvieux tout en espérant éviter la maréchaussée, un autre type tuait un pauvre bougre et en prenait pour 99 ans, un foutriquet frénétique trucidait une dizaine de personnes au débotté et finissait par frire sur une chaise électrique un poil turpide… Mes vagues intuitions ne m'avaient donc pas trompé, même si sur sa fin quelques gouttes de lumière cendreuses tombaient ici ou là Nebraska était bien l'album globalement maussade et si peu héroïque (quoique) que j'avais imaginé. En somme, tout pour réjouir le gringalet blafard en quête de sinistrose virile qui sommeillait en moi.