Comment avons-nous hérité des Kerguelen ?

Par Pmazet

Dans " Le Gendarme et les Gendarmettes " (1982), l'adjudant Gerbert (Michel Galabru) peste contre son maréchal des logis chef Cruchot (Louis de Funès), le menaçant d'une mutation " à Maubeuge ou dans les îles Kerguelen ! Vous savez où c'est, vous, les îles Kerguelen ? "Cet ensemble d'ilots évoque pour nous de vagues confettis d'empire battus par les vents et essentiellement peuplés de manchots, d'albatros. Cette image n'est pas totalement erronée, car les Kerguelen n'ont rien d'un lieu paradisiaque propre à attirer le touriste amateur de sable chaud. Le lieu est tellement peu accueillant, que ces iles furent longtemps surnommées " les iles de la désolation ". Elles sont éloignées de plus de 3 400 km de La Réunion, terre habitée la plus proche. Elles ont été nommées Kerguelen en l'honneur de celui qui les découvrit en 1772 : Yves de Kerguelen de Trémarec. Il est un des derniers navigateurs utopistes du XVIIIe siècle. Il a longtemps cherché en vain le continent austral, une quête qui a ruiné sa carrière et créé sa légende. La vie du Cornouaillais est pour le moins déroutante pour les spécialistes du XVIIIe siècle. Au fil des ans et des siècles, l'homme a suscité admiration, sarcasmes, mépris, jalousie et respect.

Une éducation maritime.

Yves Joseph de Kerguelen est né le 13 février 1734 dans un manoir de la campagne cornouaillaise, à Trémarec, aujourd'hui en Landudal. Il est issu d'une famille noble de Bretagne, dont l'ancienneté se perd dans la nuit des temps. Il perd ses parents et se retrouve, à 16 ans, en charge de ses trois sœurs. Après des études au collège des jésuites de Quimper, il est alors admis à la Compagnie des Gardes de la Marine de Brest, antichambre de l'accession au corps des officiers recrutés uniquement dans la noblesse. Navigation et études occupent ses années de formation. Le jeune homme se passionne aussi pour l'hydrographie. Il se marie avec une jeune Dunkerquoise de bonne et, surtout, riche famille. Yves de Kerguelen a ainsi l'occasion de rencontrer les "Grands " de la noblesse.

Des débuts de flibustiers.

En 1760, il reçoit le commandement du vaisseau royal " le Sage ", cédé à un armateur et doté de 64 canons. Après avoir croisé pendant quelque temps sur les côtes de Saint-Domingue, où il fait plusieurs prises, il rentre dans les mers d'Europe où il s'y empare de dix bâtiments anglais richement chargés. Il regagne Lorient, non sans avoir échappé de justesse à la chasse conduite par deux vaisseaux anglais. En 1767 et 1768, il fut chargé de la protection des bateaux de pêche à la morue dans les eaux islandaises. Il ramena de ses voyages des observations très fines sur le mode de vie des habitants des pays du nord. Mais, une idée le hantait. Découvrir les terres australes et faire un voyage dans la partie méridionale du globe, pour tenter de trouver quelques terres dans l'espace immense des mers qui environnent le pôle sud entre le cap Horn, la Nouvelle- Hollande et le cap de Bonne-Espérance. Ces mers forment une étendue de plus de cinq mille kilomètres de diamètre. Les géographes et les savants étaient persuadés qu'il y existait un continent. Cet espace était entièrement inconnu, on ignorait même que la Nouvelle-Zélande fût une île. On croyait qu'il agissait d'une partie du continent austral. Ce n'est qu'après le premier voyage du capitaine Cook en 1770, qu'on apprit qu'il s'agissait de deux iles séparées par un canal navigable. Kerguelen se rendit donc à Versailles au mois de septembre 1770 pour soumettre au ministre de la marine le plan d'une campagne de découvertes dans les mers Antarctiques. A cette époque, tout paraissant faire présager une rupture prochaine entre la France et l'Angleterre, le projet de Kerguelen ne put être accueilli, et il fut même désigné pour le commandement de la frégate " la Renommée ", dans le cas où la guerre aurait lieu. Au commencement de l'année suivante, l'horizon politique s'étant éclairci, Kerguelen présenta de nouveau ses plans de campagne à l'abbé Terray, qui avait succédé à M. le duc de Praslin au département de la marine, et cette fois ils furent approuvés. Il reçut en conséquence l'ordre de se rendre à Lorient pour y prendre le commandement du vaisseau " le Berryer ".

En route pour le grand Sud.

Le " Berryer " lève l'ancre le 7 mai 1771. Kerguelen a reçu une double mission :

- Trouver une route stratégique rapide pour rallier l'Inde, à partir de l'Isle-de-France (Ile Maurice), une route plus rapide que celles couramment empruntées par tous les navires traversant l'Océan Indien vers l'Inde et permettant à la France d'envoyer plus rapidement des navires pour la défense de ses comptoirs de l'Inde, lors d'un éventuel conflit avec l'une des puissances présentes dans la région.

- Rechercher le fameux continent austral dont l'Europe rêve depuis des siècles. Le roi redoute en particulier que James Cook, alors en cours de son premier voyage dans l'océan Pacifique, ne mette à profit cette opportunité et ne découvre le premier le continent tant convoité, que Louis XV voudrait bien ajouter à sa couronne.

Lors de son escale à l'Isle-de-France, il est bien accueilli par le gouverneur des Roches et l'intendant Poivre[1]. Il y rencontre également Commerson[2], Marion-Dufresne[3], et le jeune Lapérouse. Il y remplace son gros vaisseau contre la flûte La Fortune.Un autre navire, Gros Ventre, l'accompagne. Son commandement confié à son ami cornouaillais, Louis de Saint-Alouarn, l'affaire est donc essentiellement bretonne. Il quitte l'Isle-de-France, le 16 janvier 1772. Un mois après, la terre est aperçue, froide, stérile, désolante. Charles du Boisguehenneuc, le second de Saint-Alouarn, un autre Cornouaillais de Dirinon, réussit à descendre à terre. La tempête a éloigné la " Fortune "et le " Gros Ventre ". Kerguelen rentre seul à l'Isle-de-France, puis mouille à Brest le 16 juillet 1772. Il n'a aucune nouvelle du Gros Ventre. Et pour cause : Louis de Saint-Alouarn a continué son voyage. Il a atteint la côte ouest de l'Australie, toute aussi brûlante que les premières îles découvertes étaient froides, et est remonté vers Timor. En septembre1772, le Gros Ventre et son équipage très éprouvé, reviennent à l'Isle-de-France. Saint-Alouarn y mourra peu après. Kerguelen n'en sait rien. Le temps est aux honneurs de la découverte. A Paris, le héros invente une terre riche de promesses et obtient le financement d'un second voyage vers "la France australe". Malgré cette aventure, Lapérouse nous dit que Kerguelen " fut reçu en France comme un nouveau Christophe Colomb". A Versailles, il fait au roi une description très optimiste des ressources des terres qu'il avait découvertes, le convainquant d'ordonner une seconde expédition. Le roi, content de ses services, le nomme capitaine de vaisseau et lui remet la croix de Saint-Louis. Il ne sait pas encore que le " Gros Ventre " a réapparu, ni que les témoignages des survivants vont à l'encontre du sien.

La fuite en avant.

En mars 1773, la deuxième expédition quitte Brest. Elle va s'avérer désastreuse. Que cherche Kerguelen? Il ne peut s'aveugler au point de croire à ses mensonges! Pour son second voyage vers les îles australes, Yves de Kerguelen accueille trois femmes. Deux d'entre elles, mère et fille, bénéficient d'une autorisation spéciale pour rejoindre leur époux et père à l'Isle-de-France. Juste avant le départ, une ombre se glisse furtivement sur le bateau : Louise Seguin (Louison), qui a environ quatorze ans. Pourquoi le navigateur, au sommet de sa gloire, fait-il venir la jeune fille? On sait peu de choses d'elle si ce n'est qu'elle est la protégée de Kerguelen. Elle rejoint les deux autres passagères qui " ne semblent guère avoir été bien farouches". La présence de Louison est vite repérée. Kerguelen a enfreint la loi. Les officiers ont interdiction d'accueillir une femme à bord pour la nuit. Pour un tel périple de plusieurs mois, c'est encore plus inconcevable. La présence des femmes va exciter la rivalité des mâles dans ce milieu confiné. Difficile d'imaginer la vie de Louison, seule femme à bord lors de la deuxième partie du voyage entre l'Isle-de-France et les îles de la Désolation. Convoitée, malmenée dans un univers rude et inconfortable, elle doit vivre l'enfer. Le sort s'acharne: le scorbut affaiblit les équipages, de jeunes officiers contestent l'autorité de Kerguelen qui a enfreint le règlement avec sa passagère clandestine. Le 14 décembre 1773, les îles sont à nouveau en vue. La tempête sévit. Kerguelen, une deuxième fois, regarde le sombre horizon des montagnes, sans descendre à terre.

La chute inéluctable.

Kerguelen rentre à Brest en septembre 1774. Les choses se passent mal. Louis XV étant mort, ses soutiens, au ministère de la Marine, ont disparu. Il est traduit en Conseil de guerre sous les chefs d'accusation suivants :

- embarquement d'une fille clandestine ;

- enrichissement personnel par trafic de pacotille ;

- défaut de commandement.

- désobéissance aux instructions ;

Mais, on lui reproche surtout l'interruption de son voyage et la description avantageuse qu'il avait faite de terres inhabitables, afin de promouvoir l'expédition. Le rapport du Conseil de guerre note que "Louise Seguin, cette fille dont les moeurs sont fort suspectes, est le principe de tous les événements qui se sont passés entre M.de Kerguelen et M.Ducheyron, ce dernier ayant voulu partager avec son capitaine les faveurs de cette fille". Il est privé de son grade et condamné à cinq ans de réclusion pour manquements à sa mission. Incarcéré au château de Saumur, il n'en est relaxé que le 25 août 1778, après plus de trois ans de détention. Yves de Kerguelen n'est pas abattu et reprend la mer, avec la vague idée de continuer ses explorations. Mais James Cook a détruit le mythe du riche continent austral. La Révolution est une période tourmentée. Réhabilité, il est ensuite incarcéré en 1793 pendant la Terreur puis libéré et réintégré dans sa fonction de contre-amiral. En 1796, il est mis à la retraite et décède, oublié, l'année suivante à Paris. La vie et la personnalité du marin breton laissent un sentiment mitigé. Navigageur compétent, marin audacieux, il était aussi un homme ombrageux et orgueilleux. Encore aujourd'hui, ses pairs de la Royale ne cachent pas une certaine admiration. Les historiens, eux, sont moins indulgents !

Que reste-t-il des expéditions de Kerguelen.

Les iles sont toujours propriété de l'Etat français. En 1893, le gouvernement concède aux frères Henry et René-Émile Bossière l'exploitation de l'archipel des Kerguelen pour cinquante ans. Ils tentent d'établir un élevage de moutons, sur le principe suivi aux îles Malouines, et l'exploitation des ressources en huile animale. Ces deux entreprises périclitent à l'orée du premier conflit mondial. Depuis 1950, la France maintient une présence sur l'archipel, où est installée l'une des sept bases de l'institut polaire français. Pour vivre à Kerguelen, il faut apprécier le froid (la température moyenne de l'île sur une année ne dépasse pas les 5°C) et le vent. L'archipel est situé dans les Cinquantièmes hurlants, une zone située entre les 50e et 60e parallèles, redoutée par les marins. On y trouve les vents les plus violents de la planète, jusqu'à 150 km/h, un mouvement d'air permanent généré par la différence de température entre les glaces de l'Antarctique et l'océan Austral. Dans ces conditions, inutile de chercher un arbre, roche, glace, neige et, en été, des pans de pelouse bien verts, arrosés abondamment par les perturbations qui se succèdent dans le secteur, voilà de quoi résumer le paysage torturé des Kerguelen. La vie sur l'île se concentre essentiellement dans un carré d'environ 300 m de côté, sur la partie Est de l'archipel, en bordure du Golfe du Morbihan. L'unique station de l'île est ravitaillée une fois par trimestre, toujours par le même bateau. Le "Marion Dufresne 2" fait à la fois office de ravitailleur, de navire scientifique et océanographique et de pétrolier. Quatre fois par an, il part faire la tournée des îles appartenant aux Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) : Amsterdam, Crozet et Kerguelen. Sans lui, impossible d'arriver ou de quitter l'archipel. Comme quoi les pérégrinations de Yves de Kerguelen de Trémarec, n'ont pas été totalement vaines.

Pour en savoir plus :

Auguste Dupouy, Le Breton Yves de Kerguelen, Paris-Bruxelles, La Renaissance du livre, 1928 ;

Alain Boulaire, Kerguelen, Le phénix des mers australes, France-Empire, 1997 ;

Isabelle Autissier, Kerguelen, le voyageur du pays de l'ombre, Grasset, 2006,

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