Il y a deux semaines, j’étais à Accra pour à la fois des vacances et une intervention à l’université d’Accra au département de langues. Une invitation en bonne et due forme pour traiter des nouvelles formes de critiques littéraires sur les réseaux sociaux. Le département des langues de Legon propose des séminaires réguliers réunissant enseignants et étudiants. Comme lors de mes interventions à Alger, c’est avec une certaine émotion que j’appréhendais cette rencontre à la Maison française de l'Université d'Accra...
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Initialement, il était question que je mène une enquête sur la prise de parole des booktubeurs africains et, accessoirement afro-descendants. Cependant, mes recherches se sont avérées extrêmement laborieuses avec très peu de résultats à la clef. Pour être précis, les quelques booktubeuses (pas d’hommes) que j’ai pu découvrir dans le cadre de ma veille, proposaient des contenus assez pauvres sur le plan technique et de la création artistique. Une des principales difficultés qui expliquent l’invisibilité de ces contenus, c’est le référencement naturel sur YouTube. En effet, en fonction des titres proposés ou celui de la chaine dédiée, les contenus peuvent apparaître rapidement ou pas. Donc, trois grosses contraintes : la technique, la mise en scène du contenu et le référencement.Du coup, il m’a semblé plus intéressant d'effectuer une veille spécifique sur plusieurs réseaux sociaux en tentant d’identifier les discours développés sur ces plateformes spécifiques tout en analysant les mises en scène proposées en fonction de ces médias. Remarquons qu’ils sont nombreux. De Tumblr à YouTube déjà mentionné, de SoundCloud à Facebook, d’Instagram à Babelio, de Goodreads à certains forums. Vidéos, podcasts, articles de blogs, photos, autant de moyens pour parler de livres, de littérature. Et cette recherche s’est avérée très riche en enseignement. C’est d’ailleurs tout l’intérêt de ce genre d’exercice : extraire sa tête du guidon et comprendre comment les choses évoluent autour de soi. Prendre le temps d’observer les contenus identifiés sur des couloirs spécifiques de communication, comprendre les éléments de démarcation des comptes les plus engageants. Naturellement, pour une communication d’une heure à Legon, j’ai décidé de concentrer mon attention sur des contenus proposés pour plusieurs raisons : simplicité, popularité, référencement aisé, contraintes techniques relatives.
Il est intéressant à ce niveau de la discussion d’expliquer comment je suis personnellement arrivé sur Instagram. Dans le cadre de mon MBA en Marketing digital en 2014, une des figures imposées fut de créer un compte sur différents réseaux sociaux. En 2014. Vine. Snapchat. Instagram. Tumblr. J’ai poursuivi l’expérience sur ce média pour une bonne raison. Cette plateforme apparaissait comme un prolongement d’un geste que j’avais mis en scène dès la création de mon blog : le livre pris en main, le livre lu dans un lieu ayant du sens pour le lecteur que je suis. Je me suis emparé d’Instagram qui était plus simple d’usage que Flickr et surtout qui a profité de l’amélioration des performances des smartphones. Avec une erreur de stratégie : produire un maximum de contenus portant certes des informations sur une rencontre littéraire, une lecture en cours, un portrait d’auteurs, des photos de voyage…
En regardant les instagrammers pure players, j’ai réalisé une chose. Instagram est un réseau artistique avec pour principal enjeu la mise en scène du producteur de contenus. Si le narcissisme est le maître mot général de ce réseau social avec le selfie comme redoutable outil de communication sur soi, les grands lecteurs, bookworm en anglais, se mettent également en scène. Ils parlent du livre, de leur lecture et d’eux-mêmes. La photographie engage l’internaute ou le mobinaute. Au travers des couloirs de communication que propose les hashtags, le référencement est simple pour qui observe bien son domaine. Donc la compétition en termes de contenus est plus simple. Sur un hashtag #bookworm, vous avez tous les rats de bibliothèques qui déversent leurs lectures passionnantes. Il faut comprendre qu’Instagram est un réseau social principalement consommé sur smartphone. Je me suis donc attardé sur ces esthétiques qui introduisent à une critique de bonne facture et fédèrent des communautés et des réactions comme il y a quelques années sur les blogs littéraires.
Le cas de l’instagrammer ghanéen Bookworm_Man est intéressant. Le reader se met en scène de manière spectaculaire. Lire devient spectacle, un moment exaltant, une activité stimulante. Le lecteur est heureux en sortant d’un bookshop. Il se grime d’apparats royaux en faisant référence à la fois au festival Chale Wote et à une culture ghanéenne et en tenant entre ses mains le livre de Memory. On ne peut pas faire meilleure métaphore. Et l’analyse du roman de la zimbabwéenne Petina Gappah est chirurgicale. Le propos de Bookworm_Man est juste, il exprime un regard franc sur cette oeuvre littéraire et décline les différents thèmes du livre. Le cliché joue sur le titre pour convoquer la mémoire.
La demoiselle Chocolat met à la fois en image sa vie de femme et son rapport au livre. Son cliché sur le livre Afrofem et les poings levés qui entrecoupent son commentaire décrivent une esthétique singulière où la lectrice se met en avant avec le livre. Ici, cependant, c’est l’impact du livre sur le lecteur que l’on mesure. La critique est donc beaucoup plus subtile comme lorsqu’elle est confrontée à un acte à la fois de racisme et de sexisme alors qu’elle lit (ou est supposé lire) Delikatessen de Théo Ananissoh. Il faut juste savoir que ce roman met en scène des femmes avec une prise de parole engageante et dans le combat quelque part au Togo. Dani Mahop associe sa féminité malgré son regard détourné et le livre face l’indélicatesse du propos.
L’esthétique ne repose pas seulement sur un cliché. Elle s’appuie sur une stratégie rigoureuse de publications agencées. Pour Suzie, une afro-descendante basée en Grande Bretagne, chaque publication correspond à une pièce de puzzle dont l’assemblage propose au mobinaute, qui navigue de compte en compte sur Insta, de s’arrêter pour prendre le temps de contempler les choses. Engagement. Naturellement, on a envie de savoir et le mobinaute va s’intéresser de plus près au contenu et à la présentation des oeuvres littéraires afro proposée. Encore une fois le lecteur se met en scène de manière moins directe mais en laissant entendre une rigueur, une patience et un savoir lire.
Avec Black.Book.Quotes, un compte afro américain, l’esthétique est prend une forme disruptive. Des citations avant tout. La photo est toujours là. Cette instagrammeuse travaille sur des extraits de texte. On peut citer à propos de la qualité des clichés le compte Insta de l’ivoiro-béninoise Jay. Un compte francophone. J’aurais pu prendre d’autres exemples. J’ai toutefois quelques remarques. Si ces contenus sont originaux et apportent un certain renouveau et une formidable fraicheur après la première vague qu’a constitué les blogs sur les prises de parole de lecteur, l’histoire se répète : Dans le fond, que ce soit dans l’espace anglophone ou francophone, on retrouve principalement des auteurs mainstream dont les oeuvres sont publiées dans de grandes maisons d’édition françaises, anglaises ou américaines. Alain Mabanckou, Chimamanda Ngozi Adichie, Yaa Gyasi, Lyonel Trouillot. Peu de place pour les productions issues des éditions locales africaines. Une seconde remarque porte sur le faible développement de couloirs de communication, hashtag, caractérisant ces contenus spécifiquement dédiés aux littératures afro. Une dernière remarque, il y a donc pour la recherche africaine, des possibilités, des discours intéressants à observer.
Une conclusion intéressante s'impose à moi. Instagram offre une fenêtre de communication à saisir. Un terrain à expérimenter par les étudiants en lettres africains qui voudraient s'essayer à la critique littéraire avec une émulation stimulante. Avec un smartphone, une carte SD et une masse de livre à lire et à chroniquer, tout est possible. Alors que je parlais ainsi, je recevais une assignation de l'avocat d'une écrivaine africaine, Fatou Diome, pour que je retire un article de mon blog...