Magazine Sexo
C'est ce qu'on appelle l'air du temps. Attablé devant un plat instantanément instagrammable, un ami et queutard invétéré me fait part de ses tourments. Depuis #metoo, sa chair est triste. Celui qui passait une bonne partie de ses journées à prospecter les applis pour se dénicher une nouvelle copine chaque soir vit désormais une existence quasi monastique. « Le jeu n'en vaut plus la chandelle », me dit-il. « Je n'ai pas envie de me retrouver avec une folle qui me balance sur les réseaux sociaux parce que j'ai eu le malheur de ne pas la demander en mariage au petit déjeuner ». Alors, depuis plusieurs semaines, sa routine vespérale consiste à swiper, dragouiller par messagerie instantanée, se masturber et aller se coucher. Il faut dire que le chat est échaudé. Quelques mois auparavant, une de ses temporaires compagnes l'avait fait passer pour un « pervers narcissique » – soit le diable postmoderne incarné – dans leurs cercles communs parce qu'il avait eu l'outrecuidance de s'en tenir aux termes de leur engagement : n'en avoir aucun. Et ce même, damnation, lorsque la damoiselle lui avait confié qu'elle commençait à développer « des sentiments ». Si l'histoire est anecdotique, elle n'est pas isolée. L'an dernier, le sexologue new-yorkais Michael Aaron racontait dans le magazine Quillette comment trois de ses juvéniles patients étaient venus, de manière parfaitement indépendante, le consulter pour une cause commune : ils étaient terrifiés par « les plans cul », censément endémiques à leur âge, et par les risques attenants de fausses accusations de viol et autres procédures disciplinaires pour « comportements inconvenants » d'ores et déjà responsables de la ruine d'une bonne tripotée de vies sur les campus de l'oncle Sam. Trois jeunes adultes préférant les jeux vidéo et le porno comme sources plus « sûres » de gratifications émotionnelles et sexuelles. Ces cas particuliers ne font pas des généralités, mais ils sont néanmoins cohérents avec des tendances statistiques mesurables dans plusieurs pays : les nouvelles générations semblent de plus en plus se détourner de la gaudriole, qu'importe que leur quotidien dégueule d'outils numériques pour leur faciliter la chose. Selon une conséquente étude menée aux États-Unis sur près de 27.000 personnes entre 1989 et 2014, la baisse de la fréquence des rapports sexuels chez les millenials – les individus nés entre 1980 et 2000 – éclate même tous les scores depuis un siècle. En d'autres termes, ceux qui hurlent à la sur-sexualisation de la société peuvent baisser d'un ton, car de mémoire d'homme, notre société n'a en réalité jamais été aussi peu sexualisée. Le spectre d'une contre-révolution sexuelle et d'un retour des corps cadenassés rôde dans les pays industrialisés depuis une grosse vingtaine d'années. À ce titre, la panique morale née de l'affaire Weinstein – tous des porcs et toutes des pures, pour paraphraser le sous-titre du dernier livre de Brigitte Lahaie – n'aura pas tant initié un quelconque mouvement inédit que scellé de ses derniers petits clous un cercueil usiné par les années sida. Au « jouir sans entraves » de mai 1968, démarré parce que des garçons voulaient voir sous les jupes des filles dans leur dortoir non-mixte, il convient aujourd'hui d'être aspirée dans une « faille spatio-temporelle » dès qu'un balourd aviné vous signale que vos gros seins lui donnent des idées pas très catholiques. Les femmes seraient des êtres si fragiles, avec une dignité si directement verrouillée sur leurs caractères sexuels primaires et secondaires, que la simple expression oculaire ou verbale d'un désir, sans le moindre commencement d'un contact physique, serait suffisant pour les détruire. En pensant libérer les femmes, les néo-féministes ne font que réinventer l'eau saumâtre de la souillure, cette bonne vieille lettre écarlate qui aura, pendant des siècles, servi de marchepied aux pires des tyrannies machistes. À ceci près, peut-être, que le sceau d'infamie a étendu sa sphère d'influence : autrefois réservée aux prostituées et aux homosexuels, l'opprobre des « comportements déviants » menace désormais à peu près tout le monde, pour peu qu'on entende vivre nos « rapports de genre » avec sérénité, légèreté et humour – c'est-à-dire sans gober le pipotron les assimilant à un champ de bataille d' « oppressions systémiques », avec une prévalence des violences sexuelles n'ayant rien à envier à un pays en guerre. Sauf qu'en vérité, de contre-révolution sexuelle il n'y a point, tout simplement parce que de révolution sexuelle il n'y a pas eu, ce beau projet s'étant grippé en cours de route. De fait, lorsqu'on remonte son courant, on s'aperçoit qu'il ne consistait pas seulement à pouvoir baiser à couilles et ovaires rabattues, mais aussi (et peut-être surtout) à arrêter de se prendre la tête avec le cul. Et que ses architectes avaient envisagé la chose en deux temps : une libéralisation des mœurs – on combat les contraintes pouvant peser sur le sexe – préalable d'une émancipation mentale – on se libère des contraintes que le sexe est susceptible de faire peser sur nous. Quand une révolution ne passe pas la seconde, pourquoi s'étonner qu'elle patine ? Dans son ouvrage La vie sexuelle en URSS paru en 1979, le sexologue et dissident Mikhail Stern raconte comment, en 1922, des hommes et des femmes avaient battu le pavé de Moscou dans le plus simple appareil en scandant « Amour, amour, à bas la honte ! ». Lors des manifestations, les femmes portent les pancartes, les hommes des fleurs, et tous revendiquent d'assimiler la sexualité à « un besoin physiologique qu’il faut satisfaire aussi simplement que la soif et la faim », écrit Stern, qui y voit le symbole de cette « époque, très brève, d’un affranchissement des esprits ». Car le politburo sonnera fissa la fin de la récréation. Deux ans plus tard, en 1924, Lénine s'oppose farouchement aux hippies de la Place Rouge et à leur idée qu'on puisse baiser comme on boit un verre d'eau. Dans un entretien avec Clara Zetkin, le père de la révolution d'Octobre explique que le concept d'une sexualité isolée de son ossature culturelle et historique court-circuite non seulement le dogme de la critique marxiste – « Ce serait du rationalisme, et non pas du marxisme, que de faire découler directement des bases économiques de la société les transformations réalisées dans ces rapports sans tenir compte des liens qui les unissent à toute la superstructure idéologique »– mais aussi que cette théorie et les comportements qu'elle peut générer relèvent, à ses yeux, d'une logique fondamentalement antisociale. « Certes, quand on a soif, on veut boire. Mais est-ce qu'un homme normal, placé dans des conditions normales, consentirait à se coucher dans la boue et à boire dans les flaques d'eau de la rue ? Boira-t-il dans un verre, dont le bord a été sali par d'autres ? Mais le côté social est le plus important de tous. Boire de l'eau est un acte individuel. L'amour suppose deux personnes. Ce qui implique un intérêt social, un devoir vis-à-vis de la collectivité ». Et Lénine de piquer sa crise : « Le communisme n’apportera pas l’ascétisme, mais la joie de vivre, la force, entre autres par la satisfaction complète du besoin d’aimer. Mais je suis d’avis que cet abus des plaisirs sexuels que l’on constate en ce moment n’apporte ni la joie, ni la force. Il ne fait que les diminuer. À l’époque de la Révolution, c’est grave, très grave ! ». Pendant plusieurs mois, la querelle entre puritains et fornicateurs ira bon train – une police des mœurs traquera même les « avortements de confort » des citadines et des villageoises – avant que l'adversité économique ne remette tout le monde dans le droit chemin. Là où Lénine n'avait pas tort, c'est que le sexe n'est vraiment pas le meilleur des ciments sociaux, surtout lorsqu'on entend transformer une société en « un seul immense bureau et une seule immense usine avec égalité de travail et égalité de rétribution » (in L'État et la Révolution, 1917). En 1975, dans Sociobiology, son opus magnum, le biologiste Edward Osborne Wilson y voyait même l'une des forces les plus antisociales de l'évolution. Car s’il est évident que la sexualité est une activité tout à fait naturelle, au même titre que n’importe quelle autre fonction physiologique, elle n’est pas pour autant tout à fait anodine et il n'est pas donné à tout le monde de pouvoir s'en délivrer la cervelle. Baiser n’est pas seulement un réflexe ou un divertissement, c’est aussi une fonction vitale pour la reproduction de l’individu et de ses gènes, une fonction menacée par différents périls, notamment pathogéniques, depuis les origines de la reproduction sexuée. Dès lors, on baise effectivement comme on boit un verre d'eau, car l’accès à la boisson et à l’hydratation de l’organisme ne va pas non plus de soi : on ne peut pas tout boire, dans les mêmes quantités, certaines boissons sont toxiques et mettent la vie en danger, etc. De la même façon que l’humain doit se soucier de ce qu’il boit et comment il boit, il doit aussi faire attention avec qui il baise, quand et de quelle façon. Une complexité que redouble, aussi, le fait qu’il faut être deux (au moins) pour baiser et deux (seulement) pour se reproduire dans des environnements où la PMA n'a pas été inventée – soit près de 99% de notre histoire évolutive. L’accès au partenaire, sa séduction, sa conquête et la conservation de ce partenaire sont l’objet de stratégies concurrentielles entre les sexes (compétition intersexuelle) comme au sein de chaque sexe (compétition intrasexuelle). Des matchs qui sont loin d’être équitables et qui gagnent en férocité à mesure que les ressources se font rares, comme dans tout système soumis à la dure loi de l’offre et de la demande. Le bordel s'amplifie d'autant plus chez les primates sociaux que nous sommes. Des singes savants ayant bâti sur le sexe nombre d’institutions, notamment d’alliances officielles et durables reconnues par les individus et les groupes. Bien avant d'être une éventuelle preuve d’amour, le mariage traduit l’économie procréative d’une communauté. Tel(s) homme(s) et telle(s) femme(s) s’engagent à se reproduire entre eux, et à faire perdurer l’existence du groupe auquel ils appartiennent. Ces alliances entraînent la prise de possession du corps d’autrui – l’assurance que le(s) partenaire(s) n’iront pas voir ailleurs et mettre en danger la lignée –, et de ses biens – la dot et le patrimoine. Avec la complexification de notre système nerveux central, cette propriété gagne en implicite, en raison de la nature symbolique de la cognition humaine : l'évolution nous ayant incité à donner du sens aux phénomènes les plus vitalement cruciaux, le sexe a logiquement suscité un grand nombre de symboles et de valeurs. Pourquoi la virginité est-elle autant sacralisée par le mâle humain lambda ? Parce qu'elle est une assurance paternité – hymen certa est. Pourquoi le viol est-il si traumatisant pour la femelle humaine lambda ? Parce qu'il shunte ses intérêts reproductifs en garantissant l'absence d'investissement paternel. Et pourquoi la liberté sexuelle est-elle l'une des choses du monde la moins bien partagée ? Parce que si elle peut être du pain béni pour les symétriques et les affables, elle peut très vite se transformer en vieux quignon rassis pour les moches et les timides, qui auront dès lors tout intérêt à militer pour son strict encadrement. En avril 1966, un gynécologue, William Masters, et une psychologue, Virginia Johnson, posent une bombe de 300 et quelques pages dans le paysage intellectuel mondial. Leur étude sur la « réponse sexuelle humaine », menée auprès de 382 femmes et 312 hommes scrutés seuls ou en couple sous toutes les coutures possibles, poursuit la voie ouverte par des pionniers comme Havelock Ellis, Magnus Hirschfeld, Robert Latou Dickinson ou Alfred Kinsey et fait entrer la sexologie dans une ère proprement scientifique. Masters et Johnson sont persuadés que leurs recherches feront non seulement progresser les connaissances, mais que de telles données, totalement nouvelles sur le fonctionnement du corps dans ses activités et ses expressions les plus « intimes », permettront à la libération des mœurs de passer sa fameuse seconde étape – « la révolution sexuelle, c'est nous », aimaient-ils à répéter aux journalistes. Ils avaient partiellement raison : à coup de photos, de films, de graphiques et de prélèvements biologiques, Masters et Johnson allaient incarner le triomphe de la méthode scientifique – l'infrastructure de la modernité – sur les tabous, les mythes et les superstitions d'inspiration biblique. Malheureusement, ils n'avaient pas prévu qu'une autre religion comblerait le vide laissé par ces caduques bondieuseries. Car en étant tout aussi aveugles aux « choses de la vie » que le dernier des curés, les chasseuses de porcs et les compagnons de route du néo-féminisme foncent tout droit dans ce même mur d'obscurantisme s'ils continuent à ignorer une leçon aussi vieille que Galilée : connaître le monde, c'est encore le meilleur moyen de le désacraliser. Et savoir pourquoi il est si difficile de nous libérer du sexe est encore le meilleur moyen d'y parvenir. Paru dans Causeur n°59, été 2018.