Camille Claudel, le génie foudroyé Partie II

Publié le 12 novembre 2018 par Ludivine Gaillard @mieuxvautart

Et voici la suite de la partie 1 que tu peux retrouver ici !

Pour cette seconde et dernière partie, les oeuvres de Camille Claudel et des correspondances écrites nous servirons de fil rouge pour que je te raconte comment son génie s’est manifesté et pourquoi aujourd’hui elle est surnommée « l’artiste maudite ».

La prise d’indépendance 

Nous avons donc laissé Camille qui en avait ras la pomponette d’être dans l’ombre de Rodin. C’est dès 1892 qu’elle dit BYE au sculpteur – sans pour autant rompre avec lui -après moults rendez-vous secrets passés à roucouler un peu partout en France. Camille s’installe alors au 11, avenue de la Bourdonnais, gardant son atelier perso boulevard des italiens. Rodin, quelque peu chamboulé, réalise alors un buste de Camille : l’Adieu.

L’Adieu, Rodin, vers 1898, plâtre

Malgré cette exposition au grand jour de son petit coeur en miettes, Camille tient à son indépendance ne se laisse pas amadouer par le sculpteur. 

Fin février 1892, la jeune femme s’attelle à la réalisation d’une nouvelle oeuvre : Les Valseurs. Elle écrit à l’État pour qu’on lui fournisse un bloc de marbre, et dix jours plus tard, on lui envoie un inspecteur pour constater si son projet en vaut la peine. L’inspecteur, un peu grenouille de bénitier sur les bords, conseille à Camille de recouvrir d’un drapé les corps des danseurs enlacés, un peu trop détendus du slip à son goût. Camille, d’abord réticente, finit par accepter. Elle enveloppe alors les corps d’un drapé mouvant. L’inspecteur, qui respire un peu mieux, écrit dans son rapport :  » Ce ne sont plus deux vulgaires danseurs nus lourdement accouplés, mais un gracieux enlacement de formes superbes balancées dans un rythme harmonieux au milieu de l’enveloppement tournoyant des draperies. » Mais malgré la commande officielle de l’exécution en marbre que Camille reçoit en 1893, ses Valseurs – désormais intitulés « La Valse » – ne seront jamais réalisés en marbre à cause d’Henry Roujon, directeur des Beaux-Arts et ami de Mallarmé, qui n’était pas convaincu par l’oeuvre… Camille rebondit rapidement et fait exécuter son oeuvre en bronze.

La Valse, après 1893, bronze

Et le fondeur n’hésita pas à demander l’avis INDISPENSABLE de Rodin sur le résultat, l’ombre de l’amant-sculpteur planant toujours au-dessus de Camille. La Valse, aujourd’hui considérée comme l’un de ses chefs-d’oeuvres, connaîtra le succès qu’à partir de 1900. 

Le compositeur Claude Debussy en acheta un exemplaire pour le faire trôner sur son piano. En effet, Claude et Camille entretinrent une belle amitié au début des années 1890. Certains y décelèrent même une amitié-amoureuse, supposant que Claude voyait en Camille la femme idéale qu’il n’aurait jamais…  Comme en témoigne cette lettre écrite à un ami en 1891 :  » Ah ! Je l’aimais vraiment bien, et avec autant d’ardeur triste que je sentais par des signes évidents que jamais elle ne ferait certains pas qui engagent toute une âme et qu’elle gardait inviolable à des enquêtes sur la solidité de son coeur. »  

Claude Debussy

Oeuvres autobiographiques et prémonitoires

Lors de ses nombreux séjours au château de l’Islette où elle aime s’isoler, Camille réalise en 62 séances de poses, un buste de la petite-fille de la châtelaine, Marguerite Boyer, alors âgée de 6 ans. Elle décline ce buste durant plusieurs années en différentes versions en marbre où la taille et la forme de la tresse varient à chaque fois jusqu’à la réalisation d’une chevelure complètement dénouée. C’est ce dernier buste qui va susciter l’admiration autour d’elle. La sculptrice, comme à son habitude, a utilisé un os de mouton pour polir le marbre. La chevelure sculptée est creusée de l’intérieur, captant ainsi la lumière. Le buste est éblouissant et Rodin est sur les fesses : « Ce buste m’a donné le coup de poing de l’émulation. »

La petite châtelaine, marbre, version cheveux dénoués, 1895-96 La petite châtelaine, marbre, version cheveux nattés, 1893

Après la jeunesse fleurissante, elle s’attaque à la vieillesse, thème très rarement abordé en sculpture, avec Clotho. Cette dernière est l’une des trois Parques (divinités qui présidaient à la destinée humaine) et incarne la mort. Exposée au Salon de 1893 dans sa version en plâtre, Clotho est plutôt bien accueillie même si un critique a bien galopé avec ses gros sabots sexistes : « (…) qui saurait mieux qu’une femme pleurer sur la déchéance fatale d’un corps de femme. » (c’est vrai que les hommes emportent dans la tombe leurs éternels corps d’Apollon). Le thème de la vieillesse, mais surtout de la destinée, se retrouvera régulièrement dans l’œuvre de Camille Claudel. Clotho, empêtrée dans ses propres cheveux paraît prisonnière d’un destin auquel elle n’échappera pas alors qu’elle en est l’une des messagères. Prémonitoire ?

Clotho, plâtre, 1893

1895 est l’année de la solidarité pour Camille. Son cercle d’amis et de connaissances se mobilise pour valoriser son œuvre et lui donner la place qu’elle mérite. Ainsi, le sculpteur Antoine Bourdelle, le critique Octave Mirbeau, Marcel Schwob et… Rodin, se démènent pour elle. Camille réussit à vendre quelques œuvres et à refaire une petite santé à ses finances. Oui, car Camille est une femme et une femme artiste qui n’est pas appuyée par des hommes peine à être reconnue. La preuve, un jour qu’un inspecteur venait à son atelier, il nota dans son rapport au sujet de sa sculpture L’âge mûr : « C’est vraiment de la part d’une femme une œuvre très noble et très poussée. » C’est vrai qu’un utérus ramollit tout ce qui l’approche, restons sur nos gardes !

L’Âge mûr, bronze, 1895

À propos de L’Âge mûr, le frère de Camille, Paul, y décela immédiatement une œuvre autobiographique. L’homme, emmené par une vieille femme, est en réalité Rodin, qui cette année là (1895) achète à Meudon une villa pour lui et Rose, incarnée par la vieille femme. La jeune fille à genoux est Camille, implorant Rodin de lui revenir dans un ultime geste suspendu.

En effet, la sculptrice n’est pas au top de sa forme si l’on en croit les propos de Jules Renard. Invité à dîner chez elle le 19 mars 1895, il raconte l’atmosphère particulière de ce dîner : « L’atelier est traversé de poutres, avec des lanternes suspendues par des ficelles. Des chandeliers où la bougie se plante sur une pointe de fer et qui peuvent servir de poignards, et des ébauches qui dorment sous leur linge. Et ce groupe de La Valse qui semble vouloir se coucher et finir la danse par l’amour. » Et à propos de Camille : « Son visage poudré ne s’anime que par les yeux et la bouche. Quelques fois, il semble mort. » Jules Renard, le pote qui vient manger dans ton écuelle et qui te descend en une ligne.

Elle peut compter sur le soutien sans faille de Mathias Morhardt, rédacteur au journal Le Temps. L’homme a solution à tout et conclura un article écrit au sujet de Camille en ces mots : « Elle va ! Elle est de la race des héros. » Mais les soucis de Camille ne semblent pas s’estomper, bien au contraire…

La lente suffocation 

En effet, les promesses de commandes d’œuvres en marbre non tenues se multiplient et avec les soucis d’argent… De plus, des problèmes de santé commencent à poindre le bout de leur nez, dus à la poussière qui se dégage de la taille du marbre. Et la taille d’une autre pierre, l’onyx vert, qui est très dure, fatigue Camille.

C’est cette même pierre qu’elle utilisa pour réaliser deux de ses chefs-d’oeuvres : La Vague et Les Causeuses. Camille s’éloigne ici un peu plus de Rodin pour imposer son blaz : le format de ces oeuvres est petit et elle utilise l’onyx au lieu de l’éternel marbre blanc. 
Les causeuses, initialement intitulées Étude d’après nature, auraient été réalisées d’après une scène observée dans un tramway. Il ne manque plus que le son, les bavardes étant représentées avec force d’expressivité.

Les Causeuses, 1897, marbre onyx et bronze

Pour La Vague, les jeunes femmes, s’apprêtant à être englouties par cette dernière, sont réalisées en bronze. La partie aquatique, en marbre-onyx, joue avec la lumière naturelle qui se dépose dans ses creux et reliefs. 

La Vague ou Les Baigneuses, marbre-onyx et bronze, 1897-1903

En 1898, trois ans après l’avoir commencé, Camille achève L’Âge mûr. Camille attend ses 1 500 francs pour la réalisation de ce groupe mais elle doit – sans surprise -envoyer moult lettres pour obtenir son dû.
L’oeuvre est exposée au Champs-de-mars mais après que Rodin l’ait zyeutée sur place, L’Âge mûr est mystérieusement retiré de l’exposition… Ce serait-il reconnu et n’aurait pas supporté la métaphore exposée aux yeux de tous ?
Ce fût le point de non retour pour Camille qui, à partir de cet incident, ne cessera de considérer le sculpteur comme la source de tous ses malheurs. 
Un an plus tard, en 1899, elle installe son atelier au rez-de-chaussée du 19, quai Bourbon, sur l’île Saint-Louis. Et c’est le début de la descente aux enfers…

La sculptrice s’enferme chez elle, refusant de recevoir qui que ce soit et de sortir de sa tanière aux volets clos. On lui livre de la nourriture par un petit panier qu’on passe par l’une de ses fenêtres. C’est Maurice Pottecher, homme de lettres, qui après lui avoir rendu visite dans le but de lui acheter un buste, la décrit en ces mots :  » J’ai admiré la statue mais l’auteur m’a navré. Elle est fatiguée jusqu’au désespoir. Elle veut abandonner son art et elle a déjà brisé une partie de ses moules. Son caractère, ombrageux et un peu bizarre, explique sans doute en partie sa solitude, l’abandon et la quasi détresse matérielle où elle est réduite après avoir connu toutes les promesses d’un beau succès. » 
Malgré tout, les années suivantes, Camille continue de se battre pour obtenir un article parlant de ses oeuvres, des commandes, mais surtout de l’attention. La jeune femme, dans sa solitude, la corde du manque d’argent autour du cou, commence à se sentir persécutée. Rodin, dans l’ombre, continue à l’aider financièrement en réglant par exemple son loyer impayé depuis plusieurs mois. 

La Niobide blessée, est son ultime oeuvre, qui, sans équivoque, s’inscrit dans la vie même de Camille.  

Niobide blessée, 1907, bronze

Son frère Paul, qui mène sa carrière diplomatique à fond les ballons, la visite que très peu. De toute façon, Camille, dont la liaison qu’elle a eut avec Rodin n’est plus vraiment secrète, irrite sa famille qui est comme marquée du sceau de la honte. Ça fait un peu tache pour Paul qui fait le paon à l’étranger d’avoir une soeur artiste, qui a eut une liaison avec un homme hors mariage, adultère, qui vit maintenant seule, dans la crasse et la pauvreté.

Et pour ne rien arranger, Camille commence à développer une forme de paranoïa :

 Lettre de Camille à Paul :

« L’année dernière, mon voisin le Sieur Picard (ami de Rodin) frère d’un inspecteur de la Sûreté, pénétrait chez moi avec une fausse clé, il y avait contre le mur une femme en jaune. Depuis il a fait plusieurs femmes en jaune grandeur nature exactement pareilles à la mienne qu’il a exposées (…). Une autre fois, une femme de ménage me donna un narcotique dans mon café qui me fit dormir douze heures sans arrêter. Pendant ce temps la femme pénétrait dans mon cabinet de toilette et prenait La Femme à la Croix. Résultat, trois figures de Femme à la Croix. »

Après lui avoir enfin rendu visite en 1909, Paul écrit dans son journal :  » À Paris Camille folle, le papier des murs arraché à longs lambeaux, un seul fauteuil cassé et déchiré, horrible saleté. Elle, énorme et la figure souillée, parlant incessamment d’une voix monotone et métallique. » (BAH OUAIS ON TOMBE DES NUES PAULO ?) Même lorsque son père bien aimé meurt le 2 mars 1913, personne ne la prévient pour assister aux obsèques. Le tableau des relations familiales n’était tout de même pas si noir : la famille de Camille lui envoyait régulièrement de l’argent pour l’aider.  

Faites-la disparaître !

MAIS ALORS, que faire de cette grosse dinde crasseuse et à moitié folle ? Et bien tout de suite après la mort du papa, Paulo dépêche des petits messieurs habillés de blanc pour aller cueillir Camille chez elle. Hurlant et se débattant comme elle peut, on la passe par l’une des fenêtres de son appartement pour la mettre de force dans une ambulance, direction l’hôpital psychiatrique de Ville-Évrard. 

Premier rapport du Dr Truelle, en charge de Camille :
« Je suis venue ici tout à l’heure. Je suis venue en automobile. On m’a fait passer par la fenêtre. C’est un enlèvement. C’est Rodin le sculpteur et ma famille qui l’ont provoqué.
Cela remonte à 3 000 ans ou avant le déluge. Rodin voulait me faire travailler de force à son atelier. Le travail que je faisais pour avoir une imagination meilleure. Lui n’a pas d’imagination. Il avait besoin d’une imagination. Je travaillais, je faisais du modelage mais je ne me doutais pas que c’était lui qui mettait la main dessus. (…)
Il m’empoisonnait avec du curare, de l’arsenic. J’étais dans son atelier à 18 ans. Il me battait, me donnait des coups de pieds. Je me suis aperçue de cela qu’en 7 (1907). Il empoisonne tout le monde de ma famille. (…) Je me suis plainte à tout le monde mais il tient le ministère de la Justice, il tient tout le monde par les ficelles. Ces poisons, il soudoie les gens pour vous les mettre dans vos aliments et ils donnent des maladies mortelles. (…)

À l’asile, Camille tente de se fondre dans la nature. Ainsi, une infirmière rapporte quelques uns de ces moments de communion :

« (…) la malade ne s’occupe à rien de toute la journée, reste toujours seule au jardin ; cherche plutôt à se cacher dans les arbustes. »

Aussi, Camille aime piquer des fleurs dans ses cheveux comme dans son Autoportrait avec coiffure de feuilles et de fruits.

Autoportrait avec coiffure de feuilles et de fruits, plâtre

«  Elle a une façon bizarre de se coiffer. Met des feuilles et des fleurs dans ses cheveux. » Raconte une infirmière le 17 juin 1913

Mais la petite fée des bois souffre terriblement de cet internement forcé. En 1914, la guerre se déclare et elle est transférée à l’asile de Montdevergues, dans le Vaucluse. Et la situation ne s’arrange pas… 

Lettre de Camille à une cousine (?) vers 1915

 » (…) Malheureusement, ce n’est pas avec une fleur à la main que je viens vous offrir mes souhaits, c’est avec des larmes dans les yeux. Les larmes de l’exil, les larmes que j’ai versées goutte à goutte depuis que j’ai été arrachée à mon cher atelier. Vous qui connaissez mon attachement à mon art vous devez savoir ce que j’ai dû souffrir d’être tout à coup séparée de mon cher travail (…) »

En proie à sa paranoïa, il lui arrive d’envoyer des lettres de menaces à d’anciennes connaissances, persuadée qu’on lui veut du mal. Sa mère, rapidement mise au courant, demande à l’asile d’intercepter les lettres avant leur envoi. Parmi elles, certaines sont pourtant dénuées de menace, Camille désirant seulement échanger avec ses amis. La jeune femme est encore plus isolée, se demandant pourquoi personne ne lui répond. Et elle est totalement délaissée par sa famille, sa mère refusant d’aller la visiter (elle ne la reverra plus). Seul Paul lui rend visite, laissant parfois plusieurs années s’écouler. Malgré tout, son souhait le plus cher est de se rapprocher de sa mère et de son frère : 

Lettre de Camille à Paul Claudel, juin 1915

 » Mon cher Paul,

J’ai écrit plusieurs fos à Maman, à Paris, à Villeneuve sans pouvoir obtenir un mot de réponse. Toi-même, tu es venu me voir à la fin de mai et je t’avais fait promettre de t’occuper de moi et de ne pas me laisser dans un pareil abandon. Comment se fait-il que depuis ce moment tu ne m’aies pas écrit une seule fois et que tu ne sois pas revenu me voir. Crois-tu que ce soit amusant pour moi de passer ainsi des mois, des années sans aucunes nouvelles, sans aucun espoir ! 
D’où vient une pareille férocité ? Comment s’y prend-on pour vous détourner de cette façon ? Je voudrais bien le savoir.
J’ai écrit à maman pour lui demander de me faire transférer à Sainte-Anne à Paris, ce qui m’offrirait l’avantage d’être plus près de vous et de pouvoir m’expliquer clairement sur les différents points qui restent à éclaircir. De plus ce serait une occasion pour vous de faire encore des économies puisqu’on peut entrer à Sainte-Anne pour 90 F par mois. Je ne dis pas qu’à ce prix, ce serait le paradis, loin de là mais depuis que j’ai quitté mon atelier du Quai Bourbon je suis habituée à tout. On m’enverrait en Sibérie que rien ne m’étonnerait. 
À vrai dire, j’aimerais mieux rentrer dans la vie civile et oublier toutes ces aventures. (…) J’aimerais mieux même n’avoir qu’une place de bonne que continuer à vivre ainsi. As-tu fait attention à mes affaires que tu m’as dit avoir remisées à Villeneuve ? As-tu fait attention qu’elles ne tombent pas entre les mains du gredin qui n’a fait ce joli coup que pour pouvoir s’en emparer ? Il en a une peur de me voir revenir avant qu’il ait eu le temps de mettre la main dessus… 
C’est pour cela qu’il retarde toujours le plus possible ma sortie ; il cherche à gagner du temps et dans l’intervalle il arrivera toutes sortes de choses sur lesquelles vous ne comptez pas. Vous serez punis de votre apathie ; prends bien garde à toi. (…) »

Les lettres s’enchaînent, et même les docteurs qui s’occupent de Camille, recommandent qu’elle se rapproche de sa famille lorsque la jeune femme paraît sortie d’affaire :

1er juin 1920 : Note du Dr Brunet à la mère de Camille 

« Melle Claudel est calme, ses idées de persécutions, sans être disparues, sont très atténuées. Elle manifeste vivement le désir de retourner auprès de sa famille et de vivre à la campagne. Je crois que dans ces conditions, une sortie peut être essayée. »

Une autre le 8 juin :

 » Si vous ne pouvez pas reprendre Melle Claudel, il serait je crois avantageux pour l’état mental de la malade de la rapprocher de sa famille, ce qu’elle désire vivement. Elle est depuis longtemps très calme et l’atténuation de ses idées délirantes pourrait peut-être ultérieurement permettre une sortie d’essai. » 

Mais rien à faire. La mère de Camille, persuadée que cette dernière est une bombe à retardement, prête à exploser à n’importe quel moment pour éclabousser la famille de honte, refuse de donner son accord pour la libérer. 

Réponse de la mère (qui visiblement a un diplôme en psychiatrie) :

« (…) Si elle sortait de chez vous elle recommencerait immédiatement, j’en suis certaine, et nous causerait les plus grands ennuis. On ne peut mettre en liberté les persécutés sans grand danger, car en se retrouvant dans leur milieu, ils reprennent vite leurs idées. (…) »

Et comme de par hasard, Paul a été nommé en février dernier ambassadeur de France à Tokyo… 

Les années passent et Camille n’obtint toujours pas gain de cause. Les conditions de vie à l’asile sont épouvantables et ne l’aident en rien à se stabiliser :

2 février 1927
Lettre de Camille à sa mère :

 » Ma chère Maman,

J’ai beaucoup tardé à t’écrire car il a fait tellement froid que je ne pouvais plus me tenir debout. (…) Je suis forcée de me mettre dans ma chambre au second où il fait tellement glacial que j’ai l’onglée, mes doigts tremblent et ne peuvent tenir la plume. (…) Une de mes amies, (…) a été retrouvée morte de froid dans son lit. C’est épouvantable.
(…) Le fond de la nourriture est celui-ci. De la soupe, c’est-à-dire de l’eau et des légumes mal cuits sans jamais de viande. Un vieux ragoût de boeuf en sauce, noire, huileuse, amère d’un bout à l’autre de l’année, un vieux plat de macaronis qui nagent dans du cambouis, ou un vieux plat de riz du même genre (…). Quant à la chambre, c’est la même chose, il n’y a rien du tout, ni un édredon, ni un sceau hygiénique, rien, un méchant pot de chambre aux trois-quart du temps ébréché, un méchant lit de fer où on grelotte toute la nuit (…) 
Tu es bien dure de me refuser un asile à Villeneuve. Je ne ferais pas de scandale comme tu le crois. Je serais trop heureuse de reprendre la vie ordinaire pour faire quoi que ce soit. Je n’oserais plus bouger tellement j’ai souffert. (…) »

NB : À Villeneuve, dans l’Aisne, la famille Claudel possède une maison où les enfants ont grandi et dans laquelle, adultes, ils revinrent régulièrement pour se ressourcer.

18 juin 1930 : Visite de Paul Claudel à sa soeur 

 » Montdevergues Camille vieille, vieille, vieille ! la  tête remplie de ses obsessions, elle ne pense plus à autre chose, me sifflant à l’oreille tout bas des choses que je n’entends pas. »

Persuadée que l’on tente de l’empoisonner, Camille se fait elle-même à manger, le plus souvent des patates bouillies à l’eau. Régulièrement, elle continue d’envoyer des lettres à son frère, lui demandant s’il a bien mis en sécurité ses oeuvres, persuadée que « la bande à Rodin » va mettre la main dessus et se les approprier. 

1932 : Brouillon d’une lettre de Camille adressée à Paul 

« Mon cher Paul,

Je dois me cacher pour t’écrire et je ne sais pas comment je ferai poster ma lettre. (…) Car dis-toi bien, Paul, que ta soeur est en prison. En prison, et avec des folles qui hurlent toute la journée, font des grimaces, sont incapables d’articuler trois mots sensés. Voilà le traitement que, depuis près de vingt ans, on inflige à une innocente ; tant que Maman a vécu, je n’ai cessé de l’implorer de me sortir de là, de me mettre n’importe où, à l’hôpital, dans un couvent, mais pas chez les fous. (…) Je comptais sur toi, mais je constate avec tristesse que tu te laisses toujours manoeuvrer par Berthelot et sa clique. Ils n’avaient qu’une hâte, ceux-là : que je quitte Paris pour sauter sur mon oeuvre, pour se faire des rentes à peu de frais. Et Rodin derrière eux, avec sa roulure. (…) Ils m’espionnaient, ils envoyaient des gens pour me voler mes oeuvres ; à plusieurs reprises, je te l’ai écrit autrefois, ils ont essayé de m’empoisonner. Tu me dis, Dieu a pitié des affligés, Dieu est bon, etc, etc. Parlons-en de ton Dieu qui laisse pourrir une innocente au fond d’un asile. Je ne sais pas ce qui me retiens de… »

Camille restera en tout 30 ans enfermée à l’asile. Elle meurt à l’âge de 79 ans, le 19 octobre 1943, peu de temps après que Paul lui ait rendu visite :

21 septembre 1943 : Visite de Paul Claudel à sa soeur

« (…) Camille dans son lit ! Un femme de 80 ans et qui parait davantage ! L’extrême décrépitude, moi qui l’ai connue enfant et jeune fille dans l’éclat de la beauté et du génie ! Elle me reconnaît, profondément touchée de me voir et répète sans cesse : Mon petit Paul, mon petit Paul !! L’infirmière me dit qu’elle est en enfance. Sur cette grande figure où le front est resté superbe, génial, on voit une expression d’innocence et de bonheur. Elle est très affectueuse. Tout le monde l’aime, me dit-on. Amer, amer regret de l’avoir ainsi si longtemps abandonnée ! (…) »

Notons quand même que ce cher Paulo écrit ceci dans son petit journal intime, cela doit être sincère non ? Et bien que nenni, puisque ni lui, ni aucun membre de la famille de Camille ne se déplacera à l’annonce de la mort de cette dernière. Elle est inhumée au cimetière de l’asile puis quelques années plus tard, ses restes sont déposés dans une fosse commune, faute de sépulture réglée par la famille.  

(Photos : Camille peu de temps avant sa mort et Paul Claudel)

Aujourd’hui vous pouvez admirer la majorité des oeuvres de Camille Claudel qui ont enfin la place qu’elles méritent, au Musée Camille Claudel à Nogent-sur-Seine et au Musée Rodin (75007).

Sources : 

  • Hélène Pinet et Reine-Marie Paris, Camille Claudel – Le génie est comme un miroir, Découvertes Gallimard, Paris, 2003
  • Anne Rivière (dir.), Camille Claudel, catalogue raisonné, Adam Biro, Paris, 2000
  • Site du musée Camille Claudel 
  • Site du musée Rodin