Vous avez sans doute entendu parler d’une décision du Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies présentée partout comme un nouveau rebond de l’affaire Babyloup. Il y a quelques jours, la presse s’est de nouveau fait l’écho d’un autre rapport de l’institution onusienne, épinglant une nouvelle fois la France pour « atteinte à la liberté religieuse ».
Selon ces experts, l’interdiction du port du voile intégral et les limites possibles au port d’un signe religieux au travail conduisent la France à violer la liberté des croyants.
Nous pourrions balayer d’un revers de main les avis de ce Comité onusien. Ils ne représentent ni de véritables sanctions ni de réelles condamnations au sens où l’entendent ceux qui les ont obtenus. Les mesures visées ont par ailleurs donné lieu à des validations régulières, tant des juges nationaux que de la Cour Européenne des Droits de l’Homme. C’est solide.
A vrai dire, ces 2 avis posent d’autres questions. Dans un contexte international favorable aux libertés individuelles, il semble que des ennemis de la démocratie instrumentalisent à nos dépends notre culture des droits de l’Homme.
Alors, l’interdiction du voile intégral est-elle réellement juste ? La laïcité est-elle une protection insuffisante contre le terrorisme ? Faut-il interdire le salafisme ? Reste-t-il une place pour la vision française de la démocratie républicaine, pour l’intérêt général, la responsabilité sociale et au-delà… le bien commun ?
A propos de la loi d’octobre 2010 sur la dissimulation du visage
La presse internationale parle, sans véritablement la saluer, de « décision historique contre la France ». Aux yeux des observateurs anglo-saxons, les constatations du Comité des Nations Unis anéantissent le principe de laïcité, notamment en ce qu’il aurait conduit au vote de la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public. Or, cette loi n’est nullement fondée sur la laïcité. Ce que défend la loi par l’interdiction qu’elle édicte, c’est notre attachement à la Nation, à un modèle social fondé sur la dignité de la personne humaine…
« Nul ne peut, dans l'espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage ». Par cette proclamation assez solennelle, la loi entendait rappeler que la dissimulation volontaire et systématique du visage est tout simplement contraire aux exigences fondamentales du vivre ensemble, contraire à l’idéal de fraternité. Une telle pratique ne satisfait pas davantage à l'exigence minimale de civilité nécessaire à la relation sociale. Le législateur ne cache pas qu’il vise en particulier le voile intégral. Ainsi l’exposé des motifs de la loi (lire ici), défend-il que le voile intégral, « porté par les seules femmes » constitue une « atteinte à la dignité de la personne[et] va de pair avec la manifestation publique d'un refus ostensible de l'égalité entre les hommes et les femmes » ; « il ne s'agit pas seulement de la dignité de la personne ainsi recluse, mais également de celle des personnes qui partagent avec elle l'espace public et se voient traitées comme des personnes dont on doit se protéger par le refus de tout échange, même seulement visuel. »
Après, ne nions pas que cette loi est sans impact sur notre pratique de la liberté religieuse. En France, exprimer ses convictions, même religieuses, est libre, dans la mesure où leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. Dès lors, le vote de la loi de 2010 a pour conséquence il est vrai de limiter la liberté de porter le voile intégral. La liberté religieuse cède devant l’ordre public, car la laïcité garantit l’égalité de tous devant la loi, quelles que soient les convictions.
De ce fait, les juges européens ont reconnu cette interdiction générale (non exclusive du voile intégral) comme l’une des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou encore à la protection des droits et libertés d’autrui. Elle constitue ainsi une limite acceptable à une liberté individuelle. Depuis l’entrée en vigueur de la loi de 2010, 2000 femmes portant un niqab ont fait l’objet d’une contravention. Mais l’arrestation toute récente du braqueur en cavale Redouane Faid, caché sous un niqab, n’a pas manqué de faire sourire les spécialistes : cette exemple prouve qu’il n’est pas systématiquement question d’exercice de la liberté de religion !
La France, le voile intégral, la liberté de religion et la lutte contre le terrorisme
Les spécialistes distinguent 3 formes de salafisme. D’abord l’approche « piétiste » (ou salafisme quiétiste), dont les adeptes demandent a priori à vivre pacifiquement en France selon les préceptes de leur religion. Ces personnes sont souvent tancées et instrumentalisées par un deuxième courant connu à travers les « Frères musulmans » qui recherchent le pouvoir par les voies démocratiques. Très revendicatif, notamment contre la laïcité présentée comme principe antimusulman, ce courant politique est à l’origine de nombreuses actions en justice pour discrimination. Leurs victoires contre des mesures considérées comme discriminant les musulmans (burkini, menus à la cantine et autres) nous sont bien connues. Enfin, il existe un salafisme révolutionnaire, qui entend lui prendre le pouvoir et imposer la Charia à n’importe quel prix, je vous laisse faire le lien, il ne s’exprime pas dans les urnes.
Le port du voile, et du voile intégral, revendiqué au nom de la liberté religieuse donne à voir, parmi d’autres revendications, le poids de ces courants dans les villes françaises. De fait, bien que souvent mal comprise, la laïcité permet de manifester librement sa religion. Les salafistes utilisent cette liberté pour interroger notre modèle social et provoquer des discriminations qui renforcent leurs droits. C’est ainsi qu’a été saisi le Comité des Nations Unies. Des voix s’élèvent alors pour limiter non pas les pratiques rigoristes de ce mouvement, mais directement d’interdire le salafisme pour ce qu’il est. C’est dans ce but que l’on parle de réforme de la laïcité. Or la laïcité est d’abord une liberté…
En effet, il est dans l’état du droit impossible d’intervenir sans constater des infractions ou au minimum des troubles à l’ordre public. La liberté de culte est première. Il n’y a possibilité d’action pour l’Etat que lorsque le trouble à l’ordre public est avéré, ou que des actions relevant d’infractions pénales sont constatées. Ainsi peut-on verbaliser les femmes portant le niqab, ou encore fermer des lieux de cultes recevant des prédicateurs extrémistes, eux-mêmes expulsés s’ils étaient étrangers. Succédant à l’état d’urgence, la loi SILT a ajouté quelques mesures de police administrative qui confortent ces pratiques (cf. aussi fermeture récente mosquée de Grande-Synthe confirmée par le Tribunal Administratif). Mais pas interdire un groupe religieux.
De la pratique complexe de la liberté
En France, la liberté se définit comme une responsabilité sociale : elle consiste en un pouvoir d’agir limité par, en quelque sorte, la conscience de l’autre. Face à la liberté individuelle, la République proclame que la liberté est de faire ce qui ne nuit pas à autrui. La loi ne peut ainsi interdire que ce qui nuit. Et on est libre ainsi, si l’on applique la loi, cadre de vie donné au peuple par le peuple.
La loi de 2010 interdisant la burqa est ainsi fidèle à cette vision de la liberté. On ne peut pas faire ce qu’on veut dans notre République, au mépris de toute convenance sociale et du respect des autres. Limiter une liberté individuelle est possible, au nom de notre « ordre public », cette notion juridique qui caractérise une vie sociale paisible et sereine.
Dans les pays anglo-saxons, c’est la liberté individuelle qui prime. Avec des conséquences pratiques très différentes : campagnes publicitaires où le voile est porté dès le plus jeune âge, dans les pratiques sportives, au travail…
Dans les pays autoritaires, que l’on retrouve parmi les défenseurs de la liberté religieuse, être libre signifie pourtant aussi appliquer la loi… à la seule différence qu’elle n’est pas le produit d’un geste démocratique, mais qu’elle s’impose à tous car venue de Dieu, ou proclamée par des hommes qui se prétendent inspirés par Dieu.
C’est de ce point de vue-là le message même des fondamentalistes religieux. Pour eux, la République elle-même est en quelque sorte le grand Satan : elle conduit à attribuer au peuple un pouvoir qui n’appartient qu’à Dieu, faisant de toute personne acceptant la situation un horrible associateur, coupable selon le Coran du plus grave des crimes. Ainsi se justifie de fuir la France pour vivre dans un pays musulman, ou de prendre les armes.
Alors c’est vrai, la laïcité, en ce qu’elle permet d’abord d’exprimer librement ses convictions religieuses, apparaît comme un principe faible face à la menace que représente finalement cet absolutisme de la liberté. Et ceux qui la défendent, comme moi, sont souvent qualifiés de doux dingues. Mais ceux-là se trompent. Ce n’est finalement pas la laïcité qui est le principe le plus menacé dans l’histoire. Ce qui est menacé, c’est la liberté, la démocratie, l’intérêt général… et à travers eux notre conception même de la vie sociale, au-delà de l’expression des convictions religieuses. Mais pour ça, encore faut-il que la République s’honore de compter, parmi ses citoyens, des femmes et des hommes qui pensent que leur vie a plus de valeur que le temps qu’ils ou elles passent sur cette terre. Ces personnes ont en commun d’être croyants, et ils ont, aujourd’hui comme hier, un rôle important à jouer pour sauvegarder l’essentiel.