Par Serge Halimi
(Sélection Relatio sur le site du Monde diplomatique)
Cet article n'est pas le reflet des opinions de la rédaction de ce cyberjournal. Mais Relatio-Europe se veut ouvert à des idées contraires à (ou différentes de) celles pour lesquelles il milite. C'est parce que au-delà des divergences d'analyses sur le bon usage du referendum en démocratie les prises de positions de Serge Halimi sont des sources de réflexions pertinentes. Ce texte est l'éditorial du numéro de juillet du Monde Diplomatique.
IRLANDE.....
Imaginons que, sitôt annoncé le verdict d'acquittement d'un jury populaire, un président de tribunal redonne la parole au procureur pour qu'il complète son réquisitoire. Et que, cette fois, il obtienne la tête de l'accusé. Pourquoi pas, puisque le 12 juin dernier, peu après le rejet par une large majorité d'Irlandais du traité de Lisbonne (lequel ne peut entrer en vigueur que s'il est adopté par la totalité des vingt-sept Etats membres de l'Union), la plupart des dirigeants européens firent savoir que le processus de ratification continuait... Que ses élites attentent à la souveraineté populaire, l'« Europe » en a l'habitude. Cela devient sa marque de fabrique, y compris quand elle se présente comme le royaume de la démocratie sur terre.
Parce qu'ils ont rejeté un traité « simplifié » assez amphigourique pour que le premier ministre Brian Cowen ait dû admettre n'avoir pas réussi à le lire en entier, les Irlandais auraient, selon un député européen, ressuscité le souvenir d'une « démocratie populaire ». « Ce n'est pas un hasard, confirma un de ses collègues, si le référendum est la procédure la plus prisée par les dictateurs (1). » Et le président du Parlement européen, M. Hans-Gert Pöttering, concluait : « Le "non" irlandais ne peut pas être le dernier mot (2). » Un deuxième référendum interviendra donc sur le traité de Lisbonne, puis peut-être un troisième : à Dublin, on votera jusqu'à ce que « oui » s'ensuive puisque ce sont les Etats dont les électeurs n'ont pas été consultés une seule fois qui le réclament...
Les Irlandais sont coupables ! Ingrats, égoïstes, populistes, ils peinent à se hisser au niveau de générosité et d'abnégation de leur classe dirigeante. Sauf quand, en lui confiant le pouvoir, ils lui donnent mandat d'engager des « réformes courageuses ». Mais, dans ce cas, ils ne revotent pas. En cela, ils sont d'ailleurs très européens.
Un ressort s'est cassé. La marque Europe n'a cessé de s'étendre et de se vendre en évoquant la paix, la prospérité, la justice, l'égalité. Elle a confectionné de belles affiches avec un ciel très bleu et des enfants qui se donnent la main en dansant ; elle dispose d'un essaim de journalistes et d'artistes au militantisme infatigable ; des colloques, des réunions, des subventions produisent de l'Europe aussi sûrement que des moulins brassent du vent. Mais ses couleurs, nul ne les agite. Son identité paraît à ce point évanescente que, lorsqu'elle imagine une monnaie commune, le seul visage imprimé sur ses billets est celui de la vie chère.
L'Europe parle de paix, mais s'engage dans les guerres de l'armée américaine. Elle parle de progrès, mais organise la déréglementation du travail. Elle parle de culture, mais rédige une directive, Télévision sans frontières, qui multipliera la fréquence des spots de publicité. Elle parle d'écologie, de sécurité alimentaire, tout en levant un embargo de onze ans sur l'importation de poulets américains préalablement immergés dans un bain de chlore (3). Enfin, elle parle de liberté. Et entérine une « directive de la honte » prévoyant que les étrangers en situation irrégulière pourront être placés en rétention pendant dix-huit mois avant d'être expulsés.
Tenir la promesse européenne imposait d'harmoniser par le haut : libertés, droit social, fiscalité progressive, indépendance. Au nom de l'unification, on a fait le contraire et raboté les gains des Etats les plus avancés. Et c'est la détention prolongée, le travail de nuit étendu aux femmes, le libre-échange, l'atlantisme. Un tel tropisme a fini par enfanter une Europe sociale ; c'est celle qui dit « non ». Observant qu'en Irlande les femmes, les jeunes de 18 à 29 ans, les ouvriers, les employés ont massivement rejeté le texte qu'on leur proposait, l'hebdomadaire The Economist ironise : « Un collège électoral proche de ceux du XIXe siècle, c'est-à-dire réduit aux propriétaires âgés de sexe masculin, aurait produit un "oui" massif au traité de Lisbonne (4). » Quelle Europe espère-t-on construire sur un retour au suffrage censitaire ?
Serge HALIMI
(1) Respectivement M. Jean-Louis Bourlanges sur France Culture, le 22 juin 2008, et M. Alain Lamassoure dans Le Figaro, Paris, le 16 juin 2008.
(2) Le Monde, 17 juin 2008.
(3) M. José Manuel Barroso, président de la Commission européenne, a expliqué que « mettre une barrière à ces importations serait jugé incompatible avec les règles du commerce international », L'Express, Paris, 19 juin 2008.
(4) The Economist, Londres, 21 juin 2008.
LE MONDE DIPLOMATIQUE juillet 2008 Commentaires (0)
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