Dans « Nocturne de Chili », le père Lacroix profite d’une forte poussée de fièvre pour faire le bilan de sa vie. Dans « Correction », le narrateur s’intoxique à la lecture des papiers de Roithamer. En 1963, B.S. Johnson procède différemment mais ça se ressemble. Il s’embarque sur un bateau de pêche en partance vers la mer de Barents afin de rassembler ses souvenirs. Il ne s’agit pas de travailler, de sortir le poisson, de vider les filets, de les nettoyer. Il ne s’agit pas non plus de s’éloigner du quotidien pour penser plus tranquillement à son passée. Non, il s’agit de se rendre malade. L’air de la mer ne réussit pas à Johnson. L’odeur du poisson qu’on éviscère, sans doute pas plus. Que dire de la tambouille ? Et la bière du commandant, sur son estomac ? Gageons qu’il le savait avant d’embarquer. Le mal favorise un délire presque fiévreux, cette presque fièvre s’approchant de la folie. Elle lui permet de se raconter dans un délire de 202 pages, interrompu que de temps à autres par quelques anecdotes de sa vie de touriste, à bord parmi les travailleurs. Chaque Johnson semble avoir sa forme propre, ce qui explique à la fois son importance et son peu de succès public. Ici, une sorte de logorrhée, histoire de cracher sa bile. Pas de grands récits, d’auto-mythologie. Johnson ne s’aime pas ou ne sait pas vivre avec lui-même et ça se lit. L’enfance évacuée pendant le blitz, les années de souffrance scolaire. Dépression. Et quand il s’agit de vivre, adulte ? Baises minables, bibines soutenues, absence d’intimité, sans prétention de grandeur sociale. Dans son délire, c’est ainsi que Johnson est. Et probablement l’était-il vraiment. Le seul moment de lumière, de véritable lumière – parce que le rire froid comme la mort entraîné par l’auto-dérision de Johnson compte sans doute comme répit mais certainement pas comme lumière – le seul et véritable moment de lumière vient dans ces quelques lignes où Johnson swingue avec le jazz. Mais même à ce moment-là on a du mal à vraiment penser qu’il y a là un espoir de rémission : on sait que si le swinging London swingue, ce n’est pas en swinguant jazz, même petit blanc. L’heure est déjà à autre chose et on sait qu’en 1973, Johnson tire sa révérence. Mais là, il est toujours bien là, dans ces pages là. On n’a pas droit à 27 cartes à battre, à un système comptable ou à un texte plus troué qu’un fromage suisse. Pour se raconter, il n’a besoin que de sa mémoire qui balbutie, se désordonne. Il s’interpelle, se reproche ses désordres, ses sauts d’une époque à l’autre, ses erreurs, ses confusions. « Chalut », puisqu’il faudra bien donner un nom à ce machin à un moment donné, sonne comme un enregistrement des confessions d’un mauvais orateur, malade ou saoul, qui, par la grâce du transfert à l’écrit prouve une nouvelle fois que ces hésitations sont celles d’un écrivant de première bourre. Tout cela serait presque d’un bernhardien substituant la haine du pays pour la haine de soi. Ou un truc du genre. Bonheur de l’impudeur. Enfin bref. Tout ça pour dire qu’à chaque Johnson, c’est un nouveau Johnson vraiment nouveau et vraiment Johnson et que 35 ans après son suicide chaque découverte est une belle découverte. Que dire d’autre ? Que demander de plus ?
B.S. Johnson, Chalut, Quidam, 18€