Pourquoi Emmanuel Macron apparaît-il sans filtre? Est-ce une stratégie délibérée ou un manque de contrôle ? Semaine après semaine, son attitude en dit autant sur son action que son action elle-même. Le caractère du jeune monarque devrait peu importer.
Ou pas.
Macron et les européennes
La vidéo choque. C'est un clip publicitaire gouvernemental, en ligne depuis le 26 octobre, avec slogan directement emprunté à l'extrême droite - "immigration, maitriser au subir?"- et une musique de fond volontairement inquiétante et des migrants en fond d'images.
Macron laisse ses équipes de com' produire et publier cette vidéo de propagande politique pour sa campagne européenne. Pourtant, publiquement, "en même temps", il lâche être "frappé par la ressemblance entre le moment que nous vivons et celui de l'entre-deux-guerres." Et d'ajouter: "Dans une Europe qui est divisée par les peurs, le repli nationaliste, les conséquences de la crise économique, on voit presque méthodiquement se réarticuler tout ce qui a rythmé la vie de l'Europe de l'après Première Guerre mondiale à la crise de 1929."
Loin des discours,le vrai et premier
Avec ces comparaisons anachroniques, Macron voudrait paraître comme le progressiste défenseur de la démocratie. Mais il faut l'entendre avec Recep Erdogan, l'autocrate turc qui emprisonne son opposition et conduit un djihad anti-kurde en Syrie avec le soutien de la France.
La vidéo, enregistrée sur le vif mais sans traîtrise, est si surprenante qu'il faut se la repasser pour le croire. Encore une fois, on est surpris par ce jeune monarque, sans filtre, qui lâche son admiration pour la demeure de son hôte. Macron est avec Erdogan, et un interprète. Ils sont dans une résidence à Istanbul anciennement réservée aux premiers ministres. On entend Jupiter féliciter son hôte: "un ministre m’a dit que c’était pour le Premier ministre avant, mais comme tu as réglé le problème, il peut être maintenant mis à disposition." Erdogan regarde Macron, et sourit: "c'est le nouveau système présidentiel". Macron renchérit: "ouais, mais je sais... c'est la réforme." La "réforme" dont il est question a supprimé le poste de premier ministre, confié les pleins pouvoirs au président à vie Erdogan, et renforcé l'autocratisme du régime.
Un peu de retenue, camarade président.
Macron et le Brésil
Autre lieu, autre contexte, même complaisance.
On se souvient d'abord de l'attitude de Macron vis-à-vis du Vénézuela. Alors qu'il est silencieux sur la situation intérieure de nombre d'autocraties dans le monde au nom d'une real-politik qui ne dit pas son nom, Jupiter déploie une vigueur inégalée à la critique du Vénézuela. Dès 2016, il a choisi d'instrumentaliser l'autocratie vénézuélienne de Nicolas Maduro, mais préfère taire tant le soutien diplomatique en coulisses de la France au Vénézuela, que la collaboration de son numéro un de la communication élyséenne, Ismael Emélien, qui a travaillé pour la campagne présidentielle de Nicolas Maduro (sic!), et taire évidemment les propositions de médiation entre l'opposition et le pouvoir vénézuélien défendues par Podemos, le PSOE ou la France insoumise.
Il faut avouer que ces gesticulations contre Maduro sont sans grand risque tant les échanges économiques sont faibles avec la France, si l'on excepte sa proximité avec la Guyane. Macron donne donc des leçons démocratiques à distance, et reçoit même une fraction de l'opposition au Palais.
Jupiter n'a aucun embarras à justifier la persistance du commerce des armes avec l'Arabie Saoudite qui justement utilise de l'armement français pour mieux bombarder les populations civiles au Yémen. Il envoie sa ministre des armées, l'ex-socialiste Florence Parly bredouiller des explications foireuses à la télévision: "La France est un fournisseur modeste d'armes à l'Arabie saoudite. (...) À ma connaissance, les armes qui ont été vendues récemment ne sont pas utilisées contre les populations civiles."
Vraiment ?
"75 % de la population, soit 22 millions de personnes, a besoin d’une aide et de protection, dont 8,4 millions sont en situation d’insécurité alimentaire grave et dépendent d’un apport en nourriture urgent." Mark Lockwood, le secrétaire général adjoint de l’ONU pour les affaires humanitairesMacron ne fait publier aucun communiqué officiel sur le Yémen après la confirmation, cette semaine, que l'ONU considère la guerre dans ce pays comme "la plus grave du monde en ce moment." Jupiter ne veut pas en entendre parler; à peine exige-t-il un peu de "clarté" de la part de son allié saoudien, sur la situation dans ce pays "où nous sommes très attachés aux règles humanitaires."
Il s'indigne même qu'on ose lui réclamer publiquement quelque sanction à l'égard du régime saoudien après l'assassinat du journaliste Khashoggi.
Manu contrarié
Cette affaire saoudienne est contrariante pour l'image présidentielle, parce qu'elle est une illustration voyante de tout ce qu'il y a de plus glauque, de plus horrible, de plus choquant, du "pragmatisme" macroniste. Elle contrarie des mois de publi-reportages sur papier glacé où les loisirs du couple présidentiel, l'acharnement au travail du jeune monarque, l'attention bien placée de la "première dame" encombrait les pages des Paris Match, Gala et autre Voici.
Un récent ouvrage lève une partie du voile sur les coulisses de cette stratégie de communication. L'affaire est presque cocasse. On se souvient en effet que Macron avait été choqué par l’incroyable légèreté supposée de François Hollande vis-à-vis des médias. Le livre des deux journalistes du Monde Gérard Davet et Fabrice Lhomme, "un président ne devrait pas dire cela", publié en octobre 2016, avait sonné comme un coup de grâce, l'archétype du contre-exemple en matière de transparence. A peine élu, Macron était devenu Jupiter et imposé une distance réelle avec certains médias: pas de conférence de presse, peu d'interviews, des monologues réguliers (comme ces convocations répétées du Congrès à Versailles ou la récente intervention le jour du remaniement ministériel d'octobre); et, last but not least, la fermeture de la salle de presse au sein de l’Élysée pour exfiltrer les journalistes définitivement de l'enceinte élyséenne (une mesure aux conséquences pratiques très concrètes, vivement critiquée par la presse anglo-saxonne peu habituée à cet archaïsme monarchique). Bref, Macron a bel et bien orchestré un divorce réel entre la Présidence de la République et la presse, ou plutôt une certaine presse: les médias d'informations générales.
Macron n'aime pas la presse qui lui pose des questions, mais adore celle qui le fait poser.
En 2017, Mimi Marchand est immortalisée derrière le bureau présidentiel à l’Élysée levant les mains avec un V de la victoire triomphant. Le cliché résume sa victoire. Elle est parvenue à envahir la presse people de reportages complaisants et photos retouchées sur le couple présidentiel dès le lancement de la campagne. Joli coup marketing, cette propagande politique efficace a permis à Emmanuel Macron de pénétrer les salles d'attente et les salons des millions de lectrices et lecteurs de Paris Match, Gala, Voici, Closer, ou Gala. Confier son image à une dame qui fait commerce de la vie privées de stars parait impensable pour un aspirant président, voire un président de la République.
Mais pas pour Macron, sans filtre.
"Vous ne pouvez pas avoir à l'Elysée quelqu'un dont le métier est de faire de la révélation de vie privée". François Hollande, cité dans "Mimi" de Décugis, Guéna et Leplongeon, page 154.
Parler-vrai, parler-riche, parler-con.
Une démocratie mature ne devrait pas donner trop d'importance aux critères personnels sauf à favoriser un culte de la personnalité très peu démocratique. Le récent regain de hargne à l'encontre de Jean-Luc Mélenchon à cause de ses protestations verbales contre la quinzaine de perquisitions ordonnées par un procureur adjoint récemment nommé par le pouvoir en place témoigne de cette envie, cette tentation, ce besoin de personnaliser le combat politique pour éviter de débattre du fond. Une analyse purement comportementale de la vie politique est une bêtise et un piège. On ne vote pas pour Hollande parce qu'il est sympathique, pour Sarkozy car il serait charismatique, pour Marine Le Pen parce qu'elle aime les chats, ou contre Mélenchon parce sa voix porte trop fort.
Depuis mai 2017, certains ont fait mine de découvrir l'autre face d'Emmanuel Macron. Le candidat souriant, proche et humaniste a laissé place à un jeune homme capricieux, autoritaire et hautain. La multiplication de ses déclarations méprisantes à l'égard de "ceux qui ne sont rien", des "fainéants" qui n'auraient "qu'à traverser la rue pour trouver un job" et pouvoir enfin "se payer des costards", ces "pauvres" qui "coûtent un pognon de dingue", a été la première illustration de cette absence de précaution bourgeoise: Macron est un bourgeois sans filtre. Comme Sarkozy, il pense qu'il va ainsi bouger les esprits, re-légitimer la fortune et le succès individuels, le mythe capitaliste qui voudrait que chacun a sa chance de parvenir au sommet quand il ne s'agit en fait que d'habiller l'exploitation du plus grand nombre par le plus petit. Albert Camus disait que "la démocratie, ce n'est pas la loi de la majorité mais la protection de la minorité." La macronista, ce n'est pas la solidarité de la majorité mais la protection d'une minorité d'ultra-riches.
Macron fait ainsi sauter des digues, psychologiques ou politiques, les unes après les autres. Ces attaques verbales contre les gens, les "réfractaires", les chômeurs, les SDF, ou les migrants, ne sont pas des éructations involontaires, mais un patient travail de sape de l'esprit républicain.
Certains appellent cela du "parler-vrai". C'est surtout du "parler-con", tant l'ignorance du monde qui s'en dégage parait évidente, et du "parler-riche" tant le mépris social suinte à longueur de phrases-choc.
Macron aime le privilège: ses selfies avec l'équipe de France de football dont il a privatisé l'accueil pour son seul bénéfice après la victoire en Russie, sa fascination pour les belles demeures de ses hôtes comme récemment avec Erdogan (cf. infra),
Cette absence de filtre social, de compréhension que les privilèges sont injustes quand ils s'appuient sur la rente, l'inefficacité, l'égoïsme et l'austérité imposée au plus grand nombre est l'une des marques de fabrique de la Macronista.