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Rafael ferrer Cuba 1972
L’exposition Tribulations archipéliques est une invitation au voyage parmi les archipels et les îles. L’île, ce monde clos, isolé, tantôt attractif comme un paradis enchanteur tantôt funeste propose un éventail de stéréotypes qui s’inscrit très tôt dans le champ littéraire et vient enflammer notre imaginaire. Nos pensées dérivent vers le parcours initiatique d’île en île imposé à Ulysse par les dieux antiques, le séjour refondateur de Robinson Crusoë sur son île déserte, les terribles aventures des chasseurs de trésor de Stevenson, les îles englouties de l’Atlantide, l’île de Gorée, dernière porte à franchir avant le Passage du milieu.
Ambivalentes, les îles ont toujours fasciné et attiré : entre enfer et paradis, lieux d’exil et d’enfermement ou terrains de villégiature et de vacances, lieux de toutes les utopies, prétextes à toutes les métaphores.
L’art contemporain de la Caraïbe s’approprie l’image de l’archipel ou de l’île pour la charger de nouvelles significations, de nouveaux discours, de nouvelles métaphores ou de nouvelles allégories.
C’est un si vaste sujet que ce ne sera ici qu’une porte à peine entrebâillée, sur la vision de l’archipel pour commencer, puis sur la représentation de l’île.
La perception de l’archipel de la Caraïbe s’est totalement métamorphosée en vingt ans. Il était envisagé comme un espace fragmenté, disjoint comme le laisse entendre une importante exposition de 1998, Caribe insular : exclusión, fragmentación y paraíso. Il est pensé aujourd’hui comme un méta-archipel culturel, sans centre et sans limites, un chaos dans lequel se trouve une île qui prolifère indéfiniment, comme l’explique Benitez-Rojo, dans son ouvrage, Une île qui se répète, A repeating island. C’est ce que s’applique à démontrer la récente exposition Relationnal undercurrents : caribbean contemporary art.
C’est aussi ainsi que l’imaginent Ellen Spijkstra (Curaçao) et Ewan Atkinson ( Barbade), comme un espace ouvert de couloirs et de ponts, de circulation d’une île à l’autre.
L’installation de Spijkstra emprunte son titre, La théorie du chaos, à la proposition de Benitez Rojo de se référer à ce principe physique et mathématique pour mieux comprendre la Caraïbe. La Caraïbe devient un système turbulent ou chaotique où des aspects communs et des régularités incessamment se répètent, tout en préservant les distinctions. Des galets bleus avec une bordure verdâtre présentent une uniformité d’aspect malgré la diversité des tailles et la séparation des éléments.
Sur le dessin d’Atkinson, les relations inter- îles sont clairement matérialisées par des lignes et des pointillés.
In my flotting world de Sherazade Garcia (République dominicaine) insiste aussi sur les liens étroits qui unissent l’archipel : C’est une sculpture douce, une installation composée de bouées de tailles différentes dans une variété de nuances de bleu. Certaines des chambres à air sont ornées d’images photographiques de la mer où l’artiste a dessiné des symboles de son répertoire visuel. Elles sont attachées les unes aux autres par des liens en plastique, très serrés. Et chacune porte une étiquette à bagages d’aéroport qui identifie une destination.
Antillas d’Engel Leonardo (République dominicaine) exprime métaphoriquement l’analyse de Stuart Hall : « La différence persiste dans la continuité. La Caraïbe, c’est l’expérience du choc de la dualité entre la similarité et la différence. La Martinique est différente de la Jamaïque. Les Martiniquais et les Jamaïcains sont à la fois semblables et différents ». C’est ce que montre cette sculpture de sept éléments : une présentation identique d’une plante endémique différente pour chaque île- pot dans un contenant similaire posé sur un trépied en acier de couleurs et de formes variées.
Enfin, Fishing pole n° 7 de Maria Elena Gonzalez (Cuba) envisage les îles majeures de l’archipel comme un mobile d’îles flottantes dans l’espace plutôt qu’ancrées sur un plan fixe et horizontal. Comment interpréter qu’elles soient accrochées au bout d’une canne à pêche ?
Deux autres œuvres qui évoquent l’archipel ouvrent sur une caractéristique manifeste des créations plastiques de la Caraïbe traitant de ce thème. Elles sont souvent porteuses d’un discours critique sur la réalité caribéenne.
C’est une cuvette émaillée et percée qui matérialise le bassin caribéen dans l’œuvre singulière, conceptuelle et très dépouillée, de John Stollmeyer ( Trinité-et-Tobago) intitulée Caribbean Basin ( 1982)
Le fond d’une cuvette, objet utilitaire d’usage domestique, est percé de trois trous bien visibles. Ces trous représentent les territoires de Cuba, du Nicaragua et de Grenade Et par ces orifices, l’eau contenue dans la cuvette s’écoule. L’artiste stigmatise ainsi la décision du président des États-Unis de l’époque, Ronald Reagan, d’exclure Cuba, le Nicaragua et Grenade du programme économique Initiative pour le basin de la Caraïbe.
Le titre de l’installation de l’artiste portoricain Antonio Martorell Casaribe Caricasa (1992), associe deux mots casa, la maison, et Caraïbe. Elle se présente sous la forme d’un habitacle de murs métalliques sombres garnis de miroirs où certains mots comme Discover, Uncover, Recover, Cover up sont découpés. Le public pénètre l’habitacle en foulant au pied une mosaïque très colorée et lumineuse qui reproduit la carte de l’archipel. L’artiste explique que les miroirs fragmentant l’espace évoque la balkanisation et que le piétinement du public exprime le peu de considération accordée à l’archipel par les colonisateurs depuis la conquête.
Une autre série de pièces Mundillo desencajado (1996) reproduit également l’arc antillais avec une technique traditionnelle de tissage du Mundillo. Les brodeuses ont reproduit les cartons réalisés par l’artiste. Sur ces cartes de dentelles, les territoires sont déplacés. C’est une cartographie imaginaire.
L’installation, Just beyond my imagination (2007) d’Annalee Davis (Barbade), a été exposée à la Fondation Clément lors de l’exposition Vous êtes ici, après avoir été présentée à la Biennale de La Havane. C’est une charge contre l’expansion du tourisme qui s’approprie les meilleurs espaces, parfois au détriment de la population locale . Sur le fanion, on peut lire la reprise ironique d’un slogan publicitaire touristique ventant les qualités exceptionnelles de Barbade où le tourisme représente 52 % des recettes et emploie 11 % de la population active. La carte des Caraïbes devient un vaste et vert terrain de golf, sport réservé à l’élite mais lorsqu’on observe la carte sur laquelle chaque île est devenue un trou où il faut envoyer la balle, on note l’absence d’Haïti.
Ces quelques exemples insistent d’une part sur la nouvelle image de l’archipel caraïbe, vue par les théoriciens et plasticiens d’aujourd’hui : un espace connecté, relié, une île infinie qui se répète, un espace ouvert de couloirs et de ponts qui relient entre eux les différents éléments. D’autre part, elles nous enseignent aussi que très souvent la représentation de l’espace géographique antillais, archipel ou île précise, véhicule une forte critique politique et historique.
Sandra Ramos
Après le tout, la partie : l’île.
Il semble bien, même si cela nécessiterait une exploration plus approfondie, que l’un des premiers artistes de la Caraïbe, sinon le premier, à avoir représenté les contours d’une île soit Rafael Ferrer de Porto Rico.
Sa démarche artistique défie toute catégorisation tant son travail est polymorphe. Il a commencé par des actions éphémères et des sculptures improvisées dans des matériaux non conventionnels comme la graisse, la paille, les feuilles séchées, avant de s’engager dans le post minimalisme puis de revenir par la suite à une figuration pseudo- primitive expressionniste et à ses racines caribéennes. Dans les années soixante – dix, il crée une série Islands Tales où, dans un geste qui se veut anticolonialiste, il s’approprie l’image des îles.
L’image de l’île est, elle aussi, souvent véhicule d’un réquisitoire.
La forme même de l’île peut être comme chez Ramos, Bedia, Guttierez, Garcia, peinte, gravée ou dessinée ou recréée dans l’espace par Beuze ou Pédurand mais elle reste toujours porteuse d’une analyse critique. Ou bien elle est symboliquement évoquée, par exemple dans certaines œuvres de Kcho.
Le contour de l’île de Cuba est omniprésent dans l’œuvre de Ramos (Cuba) , dans les gravures, dans les peintures comme dans les vidéos. Les thématiques de l’enfermement, de l’exil, du naufrage sont itératives.
L’idée du partage mafieux de l’île sous la forme d’un gâteau, ici l’île de Cuba, apparaît dans l’œuvre de Ramos. Cette image est également appliquée au contexte dominicain dans une vidéo et une performance de Polibio Diaz (République Dominicaine), La isla del tesoro. La vidéo s’ouvre sur une image du film Le Parrain II où la pègre se partage l’île de Cuba comme un gâteau d’anniversaire. Polibio Diaz entend ainsi critiquer un projet immobilier qui aurait détruit et défiguré son pays natal.
L’ œuvre singulière de Sandra Ramos est hantée par la protagoniste d’Alice au Pays des Merveilles et d’A travers le miroir de Lewis Carroll. Le double de Sandra, Alice, imagine parfois comment s’échapper de cette île où les difficultés sont nombreuses.
Ainsi La Caja de Pandora de la série Mitologicos, s’inspire du mythe antique de la boîte de Pandore mais montre une boîte de Pandore en forme de cercueil, allongée comme l’île de Cuba. On retrouve Alice en uniforme scolaire des petites filles de Cuba. Des rideaux de théâtre encadrent la scène. Conformément au mythe de la boîte de Pandore, Alice–Sandra a entrouvert la boîte et des personnages s’en échappent ainsi que des chiffres. On reconnaît Tio Sam qui représente les Etats – Unis ainsi que Liborio et Bobo. Ce sont des caricatures cubaines. Tout comme Oncle Sam symbolise le peuple américain, Liborio est le personnage qui symbolise le peuple cubain. Viennent ensuite un étrange petit bonhomme à la tête en rubicube, ce casse tête des années des années soixante – dix qui symbolise la bureaucratie, puis une jinetera qui représente la prostitution.
Tio Sam arpente à grandes enjambées le couvercle du cercueil, l’empêchant peut-être de s’ouvrir complètement tandis que Sandra-Alice maintient le couvercle entr’ouvert. Les personnages cubains s’échappent du côté droit. On retrouve ces mêmes personnages dans d’autres œuvres de Ramos, notamment la vidéo Naufragio.
Quelles sont les critiques que formulent les plasticiens caribéens sur ces espaces insulaires ?
*La main mise militaire des américains sur Porto Rico, également souvent évoquée dans les œuvres d’Allora et Calzadilla ( Cuba & Porto Rico) .
Dans la Isla del encanto, au titre plein d’ironie, de Marina Guttierez (Porto Rico), son île natale est évoquée à la fois littéralement et métaphoriquement. Dans le volet supérieur sur un fond jaune, se détachent des images représentatives de Porto Rico : Une femme, un coupeur de canne, un pêcheur, des feuilles de cocotier, une maison populaire, un tambour, un guitariste, des fleurs, une famille créole mais aussi en haut à droite, un coin d’océan et la cale d’un navire négrier. Dans la partie inférieure, l’île est cernée par des engins de guerre, avions, bateaux, hélicoptères alors que ce sont des usines polluantes qui apparaissent sur le territoire insulaire. Une rangée d’hommes en costumes et cravates mais sans tête et l’île comme point de cible complètent cette évocation.
*La fragmentation identitaire d’Aruba et la main mise de capitaux étrangers sur ce territoire
La isla Aruba d’Alida Martinez ( Aruba) , exposée en Martinique en 2010, dans Caribe expandido répète aussi la silhouette de l’île, couverte d’images symboliques : tissu de camouflage militaire, motifs hollandais et feuilles de cocotier. Chaque contour est associé à un objet exposé dessous.
Vous voyez une maisonnette coloniale associée à un imprimé de palmiers. Le sabot ornemental hollandais est un souvenir pour touristes fabriqué en faïence bleue de Delft, accompagné de son motif caractéristique. Il y a aussi un mickey, image de l’influence culturelle des Etats – Unis, positive ou non, et un tissu de camouflage militaire. Cette installation insiste sur la dislocation, la dispersion, l’indétermination culturelle et identitaire de cet espace insulaire, dont la représentation est écartelée entre enclave paradisiaque et réalité d’un territoire fragile convoité par les géants du tourisme et les capitaux étrangers.
*La puissance de la dictature chez Scherazade Garcia (République Dominicaine)
*L’exploitation abusive de l’île au détriment de son intégrité écologique chez Pédurand ( Guadeloupe)
Avec In vivo, l’intention de Pédurand était avant tout de pointer du doigt l’utilisation des pesticides utilisés dans les bananeraies et particulièrement celui du chlordécone. Mais son travail reste ouvert et polysémique donc le propos va au-delà de ce problème de santé publique pour envisager la dimension éthique de toute entreprise humaine. C’est une métaphore de la situation sociale, politique et économique de la Guadeloupe. Le questionnement dépasse la problématique écologique et interroge les notions de pouvoir et de responsabilité. L’île est envisagée ici comme un espace de production et un projet colonial c’est-à-dire un verger de fruits exotiques ou des plages paradisiaques pour le plaisir des touristes
*La situation économique de l’île née de son passé colonial
En 2003, à l’occasion du congrès international de l‘AICA reçu en Martinique, Hervé Beuze (Martinique) propose au Musée de la Canne, deux installations monumentales qui configurent le contour de l’île de la Martinique. Il s’agit de bagasse de canne enserrée dans une forme métallique qui reproduit le contour de l’île. Et sur la mare à proximité du musée, une seconde installation, Zhabitants est composée de feuilles de canne posées sur une île Martinique en polystyrène et liée par différentes cordes à des écriteaux plantés sur les berges. C’est une critique de la répartition des terres au moment de la colonisation.
Et puis, en 2007, c’est à la Fondation Clément qu’il présente Machinique. L’idée première dit Hervé Beuze, c’est de représenter la Martinique ligotée de toutes parts. Dans le même temps cette Martinique est broyée et constituée d’un machis de canne symbolisant l’homme écrasé par le lourd système de déshumanisation de l’esclavage et de la production du sucre.
Kcho assimile l’île et le radeau de fortune qui permettrait de s’en évader à moins que l’île ne devienne elle-même un radeau à la dérive
Il arrive chez Ramos comme chez Bedia ou Ibrahim Miranda que l’image de l’île et de la femme fusionnent. C’est un schème à explorer.
Au terme de cet inventaire, encore à compléter, on note que le mot désenchanté revient deux fois dans les titres d’œuvres, celles de Guttierez et Martorell et que, dans l’ensemble, la vision des plasticiens est plutôt désenchantée à l’inverse de celle du poète Thaly.
Je suis né dans une île amoureuse du vent
Où l’air a des odeurs de sucre et de vanille
Et que bercent au soleil du tropique mouvant
Les flots tièdes et bleus de la mer des Antilles
Bruno Pédurand In vivo
Pour conclure momentanément et ouvrir des pistes de réflexion, on peut souligner que la thématique de l’île et de l’archipel ouvre plusieurs axes de réflexion :
Comment les plasticiens intègrent-ils la carte de l’île dans leurs créations ?
La représentation physique (la carte géographique) et la représentation symbolique véhiculent –elles un propos similaire ?
Comment a évolué la représentation de la carte de l’île dans la peinture caribéenne ?
Le portrait du Gouverneur Don Ramon de Castro de José Campêche (XVIII ème siècle) et celui du Président William Mc Kinley de Francisco Oller ( XIX ème siècle ) démontrent le rapport de la carte et du pouvoir alors qu’à partir du XX siècle les artistes déconstruisent cette représentation officielle de l’île pour en faire le support de leur contestation. Quant à Limber Vilorio,il imagine une île un peu fantastique où tout est possible. L’analyse de la représentation plastique de l’île et de l’archipel contient encore bien des révélations.
DOMINIQUE BREBION
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