« La dette publique est un danger pour les générations futures », « La France n’a pas fait de réformes depuis plus de trente ans », « Notre modèle social est inefficace », « Le Code du travail empêche les entreprises d’embaucher », « Une autre politique économique, c’est finir comme le Venezuela » ; telles sont les affirmations ressassées en boucle depuis plus de trente ans par une petite élite bien à l’abri de ce qu’elle prétend nécessaire d’infliger au reste de la population pour sauver la France.
Ces idées ont tellement pénétré les esprits qu’elles ne semblent plus pouvoir faire l’objet du moindre débat. C’est justement l’objet de ce livre : regagner la bataille des idées, refuser ce qui peut paraître du bon sens, tordre le cou à ces prétendues « vérités économiques ».
Savez-vous qu’il y a eu plus de 165 réformes relatives au marché du travail depuis 2000 en France ? Que nous avons déjà connu une dette publique représentant 200 % du PIB ? Que plus de la moitié de la dépense publique profite au secteur privé ?
Dans ce traité d’économie hérétique, Thomas Porcher nous offre une contre-argumentation précieuse pour ne plus accepter comme une fatalité ce que nous propose le discours dominant.
Comme l’indique le sous-titre de cet ouvrage, l’intention de son auteur ici consiste à « en finir avec le discours dominant » : celui qu’on répète en boucle sur ces chaînes de soi-disant information continue mais aussi sur la plupart des radios et dans la plus grande partie des journaux, en donnant ainsi l’impression qu’il correspond à une vérité absolue et donc indiscutable. Sur ce point, Thomas Porcher entame son essai par la parfaite démonstration que, de science, l’économie n’a que le nom en évoquant les économistes Jean Tirole et Joseph Stiglitz soient deux prix Nobel dans leur domaine et qui, sur un même sujet, aboutissent à deux conclusions radicalement différentes, pour ne pas dire contradictoires. Ceci posé, il peut entrer dans le vif du sujet et celui-ci ne déçoit pas.
À travers des thèmes aussi divers mais néanmoins liés, voire simplement connexes, que la soumission volontaire à un cadre de réflexion biaisé, le mythe de la réussite individuelle, la constante libéralisation du marché du travail, l’épouvantail de la dette publique, le rôle pour le moins ambigu de la finance dans l’économie réelle, la sempiternelle dévalorisation du rôle des cotisations professionnelles dans la pérennité de notre système social, l’hypocrisie de nombre de groupes d’influence sur le dérèglement climatique, le fiasco de l’union européenne, l’arme de domination massive qu’est le libre-échange, ou le travail de sape du FMI dans sa politique de prêts financiers, l’auteur détaille la novlangue qu’utilise le discours dominant pour s’imposer. Il n’y a pas si longtemps, on aurait parlé de propagande.
La comparaison se veut d’autant plus volontaire que cette technique de façonnage de l’opinion apparut aux États-Unis, qui a toujours ignoré le concept même de gauche, avant de s’épanouir dans les dictatures des années 30 dont la plus nocive se vit soutenue par les grands industriels et financiers de l’époque – ceci amena peut-être le poète à chanter que les bourgeois ne voient pas leurs propres cimetières… Bref, il y a dans de tels procédés des relents inquiétants, au mieux, voire simplement tragiques, au pire, quand on voit ce qu’ils permettent comme destruction de la civilisation, celle-là même qui se bâtit toujours sur l’entraide et la coopération (1) au lieu de cette compétition permanente que promeut sans cesse le capitalisme au nom d’un bien commun qu’on voit pourtant sans cesse s’éloigner davantage.
Devant une telle capitulation du système d’information global face aux intérêts privés, ses organes étant souvent possédés, au sens strict du terme, par des grosses fortunes qui empêchent ainsi certaines données de circuler, de préférence celles qui leur portent préjudice (2), il devient urgent de faire savoir aux citoyens quelle déformation des faits pèse sur eux. Je ne parle pas de mensonges car, comme exposé en début de billet, la thèse de l’auteur repose sur le fait que l’économie n’est pas une science objective. Une idée dans ce domaine s’oriente donc forcément selon un parti pris. Tout le problème étant que le même parti pris est sans cesse mis en avant, les autres se voyant occultés en empêchant un invité d’exposer sa pensée, ou bien simplement ignorés, voire ridiculisés. Inutile de citer des exemples.
Ainsi, parce que le système et son discours dominant deviennent nocifs en empêchant les individus de développer leur propre opinion à travers la confrontation d’arguments, base de toute pensée éclairée, l’auteur nous présente bien ici un problème de liberté tout en soulignant l’hypocrisie d’un système qui prétend défendre les libertés individuelles alors qu’il les réduit. Au reste, une culture historique simple suffit à savoir que tous les pouvoirs ont toujours œuvré à leur pérennisation – que pourraient-ils faire d’autre ? Or, l’aide massive des états accordée aux banques après les événements de septembre 2008 a bien prouvé vers qui penchait la loyauté des dirigeants politiques dans l’ensemble des pays industrialisés. Il faut bien un peu de reconnaissance du ventre après tout…
Pour toutes ces raisons, et bien d’autres que j’oublie, lire ce livre apparaît moins comme un conseil que comme une nécessité. Il n’y a pas de liberté sans effort après tout, et surtout pas de liberté de l’esprit.
(1) Frans de Waal, L’Âge de l’empathie (Les Liens qui libèrent, 2010, ISBN : 2-918-59707-4). ↩
(2) Gary Leech, Le Capitalisme : Un Génocide structurel (Le Retour aux sources, 2011, ISBN : 978-2-355-12046-6). ↩
Traité d’économie hérétique, Thomas Porcher
Librairie Arthème Fayard, mars 2018
240 pages, env. 18€, ISBN : 978-2-213-70763-1