Shûsaku Endô, Silence, 1966.
Japon. Première moitié du XVIIème siècle. Les Portugais, qui tentent d'installer la religion catholique dans le pays, finissent par être bannis du territoire nippon. Au début, tout se passe pour le mieux. Les Jésuites, fidèles à leur réputation d'hommes rusés, s'attirent les bonnes grâces de l'élite et s'intègrent dans la société japonaise. Ils s'habillent en costume traditionnel, apprennent la langue et deviennent des traducteurs émérites. On apprécie la compagnie de ces lettrés venus d'Europe et on leur permet d'accéder aux plus hautes sphères. Par ce que l'on pourrait taxer de "supercherie", leur domination s'installe peu à peu, jusqu'à leur conférer un pouvoir de plus en plus important, ce qui dérange les projets d'unification du pays et de soumission de toutes les régions à l'Empereur. Si l'ennemi est à l'intérieur, rien ne va plus. En 1614 est donc signé un édit d'expulsion des missionnaires catholiques. Par ailleurs, on continue de commercer avec d'autres puissances européennes, mais en tout bien tout honneur, sans que les occidentaux ne se piquent de vouloir imposer quoi que ce soit aux Japonais. Entre temps, certains habitants se sont déjà convertis à la nouvelle religion et, lorsque les persécutions commencent contre les chrétiens, la torture va bon train. Les fidèles sont pourchassés et enjoints d'apostasier, c'est-à-dire de renier leurs croyances pour revenir à la raison, en fait à la foi bouddhiste. Une chasse aux sorcières se met en place sur tout le territoire et des prêtres sont pris au piège. C'est alors que la nouvelle arrive : il paraîtrait que le père Ferreira aurait apostasié pour échapper à la torture et à la mort. Deux prêtres portugais décident alors de partir à sa recherche et de vérifier la nouvelle. On suit surtout le parcours de l'un d'entre eux, le père Rodrigues.
Outre le récit personnel de cette quête, c'est toute l'histoire de l'implantation du catholicisme dans le monde qui est retracée ici. La question que l'on est immédiatement amené à se poser est la suivante : pourquoi, alors que cela a très bien fonctionné dans d'autres pays, il n'en a pas été de même au Japon ? En Amérique Latine, les missionnaires se sont appuyés sur les différents dieux ancestraux et ont plaqué sur chacun d'entre eux un saint chrétien ayant plus ou moins les mêmes attributs (confirmant par là le côté polythéiste et superstitieux du catholicisme). Ce subterfuge ne pouvait évidemment pas fonctionner avec le bouddhisme. Pour plus d'éclaircissements sur cet aspect que je reconnais ne pas maîtriser, je vous recommande vivement d'aller potasser les excellents écrits de ma copine sur son site Bisogna Morire. On pourrait opposer à cela qu'il y a bel et bien eu des conversions au Japon. Or, étaient-elles sincères ? En Amérique Latine, le catholicisme a été imposé par la violence et on sait que les anciennes croyances ont été volontairement refoulées (il fallait faire semblant, histoire de survivre)... mais ont continué à exister en secret, transmises de génération en génération pour ressurgir aujourd'hui, intactes. Au Japon, on ne peut pas parler de violence dans le processus de conversion. Pourtant, la question de la sincérité, ou plutôt de la compréhension, perdure. Les japonais fraîchement convertis parlaient-ils exactement de la même chose que ce que le dogme véhiculé par les missionnaires disait ? C'est ce qu'explique Ferreira à Rodrigues quand les personnages se retrouvent enfin face à face. Et c'est toute l'histoire du décalage entre les cultures, cette transposition impossible qui a créé et continue de provoquer tant de conflits.
En effet, si Rodrigues a une idée claire et précise de la religion qu'il professe, les paysans japonais ne peuvent la saisir qu'à travers le prisme de leur propre représentation du monde, opérant consciemment ou inconsciemment une série d'ajustements indispensables à l'assimilation d'une nouvelle donnée. En fait, ce n'est même pas la question de la sincérité ou pas, mais plutôt celle de l'impossibilité culturelle d'intégrer une religion étrangère. Ajoutez à cela l'esprit de supériorité avec lequel toutes ces campagnes d'évangélisation ont été menées de par le monde, l'arrogance de l'homme blanc se pensant investi d'une mission divine, civilisatrice, on arrive au constat suivant : de rencontre, il n'y a pas eu. On a simplement assisté à l'effleurement entre deux mondes irréconciliables. D'un côté, une tradition millénaire profondément enracinée ; de l'autre, la seule conviction d'hommes illuminés. Rodrigues en est l'illustration parfaite, lui qui est persuadé que les chrétiens japonais adhèrent complètement au dogme catholique et qui, aveuglé par sa propre représentation de la foi, ne peut admettre ce que Ferreira essaie de lui faire comprendre en lui expliquant l'impossibilité de cette rencontre, lui qui, en apostasiant, l'a parfaitement compris et a, en quelque sorte, admis sa défaite. Cependant, le doute pointe en lui et s'insinue dans l'esprit de Rodrigues tel un poison amer. A quoi bon tous ces massacres d'innocents ? La parole divine en vaut-elle vraiment la peine ? Dieu veut-il réellement cela ? Pourquoi, si sa mission doit se poursuivre malgré la torture et les massacres, Dieu ne répond-il pas ? Existe-t-il vraiment ? Si oui, alors, pourquoi ce silence ?