Liliane Giraudon s'est entretenue avec Catherine Weinzaepflen de son livre Le rrawrr des corbeaux* paru récemment chez Flammarion.
« La poésie dit ce qu’elle dit en le disant » c’est ce qui s’accomplit de manière radicale et économe entre Sydney et Paris et en 66 séquences dans Le rrawrr des corbeaux dernier livre de Catherine Weinzaepflen.
Entre partition et couverture de survie, le poème filme. Une femme tient la caméra à juste distance et en quête d’un rythme primitif où le passé enfoui tente d’éclairer un présent plus opaque. Comme le poème, le corbeau n’est pas un corps lisse ni innocent. La langue n’est pas sexuée mais le sexe du corbeau fracture ici le chant de l’alouette ou celui du rossignol. Passé, présent, écrits ou vécus revisités, ce qui se compose sous la couleur du saumon c’est tout simplement peut-être, comment vivre autrement, ensemble. Après Auschwitz, Gaza… l’ordinaire violence d’un quotidien à partager et penser. Parce que « c’est la guerre maintenant » et si les poètes se trouvent confrontés aux monstres dans un espace où la banalité du crime devient une simple « bavure » ils ne peuvent plus affronter en dupes la fausse langue au travail.
Page 79, un autre dispositif de lecture nous est livré en fin de volume ce qui nous incite dans le désordre à une relecture du livre avec ce nouvel outil.
Car écrire ne se sépare pas de lire et vivants ou morts, les écrivains forment une sorte de casting révélé. Ainsi Sabine Macher revient autrement éclairer la scène du poème 14, Emily Dickinson celle du poème 65, Jean Genet celle du poème 16 tandis que Jean-Jacques Viton suggère au 8 de « quitter cette ruine fuir la défaite chercher/des châteaux en forêt des cabanes dans les arbres/…
Au cœur du poème 14 s’écrit ce qui pourrait fonctionner comme une clef du livre
« on respire calme en lisant
on respire
calme
c’est pourquoi il me faut
lire
retrouver la communauté
de ceux qui ne sauraient
vivre sans »
Catherine Weinzaepflen signe ici un livre nécessaire, objet - témoin de l’exercice « poème increvable ».
Au jeu des questions effacées quelques tentatives de réponses visant à éclairer son travail…
1. 2.
Lorsque je transcris phonétiquement le cri du corbeau dans mon titre c’est pour obliger à l’entendre : RRAWRR (Le cri du corbeau aurait été un titre insipide). De la même manière si je numérote en lettres les poèmes de ce livre UN, DEUX, TROIS etc.… plutôt qu’en chiffres, c’est pour attirer l’attention du lecteur sur la numérotation des poèmes. S’ils sont numérotés c’est parce qu’il s’agit d’une suite, voire d’un récit. Et non d’un recueil. Les mots s’usent, la mise en page, les conventions d’imprimerie neutralisent le texte. Toute distorsion à cet endroit revivifie, me semble-t-il, la lecture. Après quoi, l’écriture (la typographie) est aussi dessin. Elle apparaît souvent comme telle dans l’œuvre d’Annette Messager (à l’origine du poème DEUX). Plasticienne, Messager écrit des mots sur les murs des musées au même titre qu’elle y accroche ses sculptures.
3. J’ai précisé la localisation Sydney, Paris, parce que la scène des poèmes, pour la majorité d’entre eux, est australienne et qu’il faut les lire avec ce background. J’utilise à dessein le mot anglais : là aussi, signifier que lorsque je séjourne à Sydney je ne parle que l’anglais, contribue à la lecture de ce livre. Vivre au quotidien, lire au quotidien une autre langue, a une incidence sur l’écriture de sa langue d’origine.
Prose ou poésie ? Je ne peux pas écrire un roman en voyageant (une infirmité...), un roman je l’écris de manière sédentaire, pour ne pas dire obsessionnelle, chaque jour, le matin chez moi.
La poésie est ma liberté. Je peux l’écrire partout. En voyage, c’est comme si je filmais de petites scènes ou transcrivais en condensé des sensations physiques. Dans les notes que je prends, j’écrivais par exemple ce matin « le bruit des slippers (mules) sur le carrelage ». Un son qui évoque l’orient pour moi.
La poésie devient de plus en plus mon terrain d’écriture de prédilection. Que ce soit au bout du monde ou à Paris, chez moi. Et combien je partage cette pensée de Virginia Woolf : « En tant que femme je n’ai pas de pays. En tant que femme je ne veux d’aucun pays. En tant que femme le monde entier est mon pays. »
4. 5.
Le politique est forcément présent dans ce que j’écris. Je n’arrive pas à me distancier de ce qui arrive chaque jour : guerres, malversation financières, meurtres, sans-abri, cataclysmes, destruction de notre planète etc... Se sentir impuissant par rapport à l’état du monde est insupportable.
Sur ce point je ne suis pas d’accord avec Annette Messager (son interview récente) lorsqu’elle dit « je suis totalement inutile » et « l’important c’est de s’occuper ». D’ailleurs je pense qu’on pourrait la faire revenir sur la première assertion.
Je viens de dire que je me sens impuissante quant à la situation dramatique où nous nous trouvons aujourd’hui, mais il m’arrive d’être saisie par une phrase, ou (avec plus de force je dois dire) par une œuvre d’art contemporaine (et combien le travail d’Annette Messager me donne à penser depuis des décennies !). L’art en général (écriture, musique, arts plastiques) est pour moi plus déterminant que tous les discours des politiciens.
Le rrawrr des corbeaux est un peu la suite d’avec Ingeborg dans le sens où, comme dans ce livre précédent, je revendique le fait qu’on écrit avec ceux qu’on lit. Si avec Ingeborg était tout entier dédié à l’œuvre d’Ingeborg Bachmann, les poèmes du rrawrr des corbeaux s’originent dans la lecture de nombreux écrivains ou artistes : Sylvia Plath, Roberto Bolaño, Laurent Bécue-Renard, Sabine Macher, Francesca Woodman pour ne citer qu’eux. Le livre a deux entrées : on peut le lire chronologiquement à partir de la première page ou en l’ouvrant à l’envers sur le sommaire qui répertorie tous ceux qui m’ont inspiré les soixante-six poèmes.
Cet On n’écrit pas seul que je revendique peut prendre d’autres formes pour dire les poètes qui comptent pour moi. Qui s’inscrivent dans une communauté de pensée et de pratiques d’écriture. Faire une revue par exemple. Lorsque j’ai créé la revue Land que nous avons publiée pendant quelques années avec Christiane Veschambre, nous invitions les poètes dont la lecture nous faisait bouger dans notre propre travail.
Ainsi de la traduction, qui est une tâche passionnante surtout lorsqu’on la pratique à plusieurs comme il nous est arrivé de le faire dans le cadre des ateliers de traduction qu’organisait la revue La Nouvelle BS. Pour qui que ce soit, traduire c’est plonger dans la langue, chercher le mot, le rythme, pour trouver un équivalent en français. J’ai traduit un livre de Tom Raworth, des poèmes d’Ingeborg Bachmann. Et l’exercice est si prenant qu’il me fallait parfois une semaine pour traduire un poème de Bachmann. En revanche les ateliers de traduction de La Nouvelle BS ne furent que plaisir. Traduction collective : trois poètes et l’auteur présent si c’est possible, ou à défaut un poète qui parle la langue en question pour partir d’une traduction littérale. Ainsi avons-nous traduit Margret Kreidl ou Christine Lavant, autrichiennes. Tchékhov ! avec Yvan Mignot pour une première approche littérale.
À mes yeux, traduire les poètes étrangers fait partie d’une sorte d’obligation du poète.
Catherine Weinzaepflen, Le rrawrr des corbeaux, éditions Flammarion, 2018, 120 p., 16€
On peut lire les poèmes évoqués dans cet entretien en cliquant sur ce lien