Ce livre est le livre qui réunit la description des idées de livres que n’a jamais écrits Guy Bennett ; le projet est annoncé dès l’ouverture :
25.VI.14
Pourquoi pas un livre de livres irréalisés ? Un livre qui contiendrait des descriptions de projets commencés mais abandonnés pour une raison ou une autre, et aussi des notes pour des œuvres jamais entreprises ?
À partir de quoi alternent le journal de l’Idée (l’élaboration d’Œuvres presque accomplies) et les notes sur les idées de l’Idée ; l’écriture du premier oscillant entre glose et scholies, et celle des secondes ont l’aspect bien souvent de consignes d’écriture ou d’argument sinon de notes d’intention. Ce faisant, le livre s’inscrit dans une longue lignée d’œuvres irréalisées, inécrites, mais projetées, que cite moult fois Guy Bennett, comme au Carnet du bois du pin de Francis Ponge (œuvre fétiche de l’auteur), qui est un livre d’esquisses (« C’est comme s’il était suffisant de les esquisser, les esquisses étant elles-mêmes des œuvres à part entière », écrit-il), ou comme Peau d’ours de Henri Calet (qu’il ne cite pas), roman réussi parce que resté à l’état de notes composant elles-mêmes le roman qui n’a pas été écrit ; Guy Bennett se référant à Marcel Benabou (Pourquoi je n’ai écrit aucun de mes livres), et par effet d’écho hypotextuel, à Raymond Roussel, (Comment j’ai écrit certains de mes livres). Une liste des livres ayant consciemment et inconsciemment influencé l’écriture de celui-ci serait non exhaustive (bien qu’on en trouve une, pages 36-37). Ce livre cherche sa filiation. C’est le Livre des (non-)livres de Guy Bennett.
Il est éminemment oulipien (aussi bien dans son contenu que dans sa construction d’ensemble), auto-référentiel et autotélique (réfléchissant sur lui-même en tant que lui-même en élaborant la bibliothèque invisible constituée de ses propres livres non écrits1), et métatextuel, qui (r)ouvre des abysses de questionnements sur l’œuvre littéraire ; le livre est-il à venir, toujours à venir ? « Un livre ne commence ni ne finit : tout au plus fait-il semblant », affirma Mallarmé. Une œuvre est-elle toujours ouverte ? Même achevée ? L’objet livre clôt-il un texte et fait-il œuvre (donc tombeau ?) ? En soi, le titre ironise sur le sérieux du mot « œuvre », si on considère l’œuvre comme un tombeau.
Entre le sérieux d’un Blanchot s’interrogeant sur le Livre et le ludisme oulipien défaisant tout, ce livre déroute.
S’inspirant de ces grands inventeurs de livres n’ayant pas existé, de « La Bibliothèque de Babel » de J.L. Borges à la « fort magnificque » librairie de Saint Victor de Rabelais, Guy Bennett trempe son encre, et ne s’en cache pas, dans ce livre, le Livre peut-être, celui de l’inaccomplissement accompli après la mort de son auteur ayant choisi un hétéronyme pour le signer : Le Livre de l’intranquillité, de Bernardo Soarès2. On lit ces ŒPA comme une énergie puisée dans l’active mélancolie de l’Intranquillité, une procrastination élevée en action.
Ce livre est-il une fiction ? Et les idées de livres, des personnages ? (« Les personnages imaginaires possèdent plus de relief que les personnages réels », in Le Livre de l’intranquillité).
Est-ce que tout livre fini est imparfait en cela que les livres non finis sont parfaits dans leur imperfection ouverte et continue ?
C’est une rêverie intégrale.
Lisant ce catalogue commenté des œuvres presque accomplies de Guy Bennett, on a un tournis de pensée.
Nombre d’auto-propositions de livres (ou de textes ou de poèmes) apparaissent comme fantaisistes et tellement réellement irréalisables qu’elles ne pouvaient être réalisées que dans l’Idée, c’est ce qui fait leur bonne fortune. Et parfois, avec force humour, elles contiennent une belle dose d’auto-dérision, quand s’invente ici même le bokéogramme par exemple, le poème en forme de poème, ou ce qui pourrait être le compendium du présent livre lui-même, les « glissandi », « Des poèmes qui ne tiennent pas en place : à mesure que la lectrice parcourt le recueil, ils commencent à glisser vers le bord de la page et, à la fin, tombent du livre, entraînant folios et repères d’impression dans leur sillage. » Ce livre est une négation amusée de lui-même.
Maintes idées de livres renvoient à des œuvres oulipiennes, à Georges Perec ou à Jacques Roubaud, à Marcel Benabou encore.
L’ensemble des propositions cependant forme une combinatoire qui fait livre accompli, c’est là où ce livre est fort, car s’il est « architectural et prémédité » (Mallarmé), ce livre, il l’est, accompli, avec de l’inaccompli.
Guy Bennett rêve-t-il d’avoir écrit ou d’écrire Le Livre ? Peut-être, mais avant tout, est non dissimulé que : «… la moitié du plaisir d’écrire est d’écrire sur ce qu’on écrit », et l’autre moitié, voire, est de ne pas avoir écrit ce qui devait être écrit. Ajoutant des addenda à ses notes de journal, l’auteur n’a de cesse de jouer à une sorte de cache-cache avec le lecteur.
On sait gré à Guy Bennett d’élever en haute référence un auteur de fantasy et de science-fiction, Lyon Sprague du Camp3, lequel, dans un article titré « The Unwritten Classics » inventa le pseudobiblium : « les pseudobiblia sont des “livres qui n’ont jamais été écrits, mais existent seulement sous forme de titre, avec éventuellement quelques extraits, dans une œuvre de fiction ou pseudo-factuelle” – Sprague du Camp » (le Necronomicon est le plus célèbre d’entre ceux-là4) ; Guy Bennett s’interrogeant sur la possible pseudobibliarité de son ouvrage, mais s’en gardant, car, reconnaît-il, « Effectivement, mes descriptions de projets ne sont pas des pseudobiblia, mais elles pourraient très bien le devenir si d’autres écrivains en parlaient dans leurs textes, comme s’il s’agissait de livres que j’avais vraiment écrits… » (La perche est tendue.)
Ce livre est une mise en garde contre le sérieux de la littérature ; et un éloge de la velléité ; c’est un livre ouvert à un nombre infini d’interprétations. Doté d’un immense fonds, ce livre est un puits sans fond.
Jean-Pascal Dubost
1 En contact direct avec La bibliothèque invisible de Stéphane Mahieu (éditions du Sandre, 2017)
2 Fernando Pessoa
3 Né en 1907 et mort en 2000, cet écrivain américain est l’auteur de nouvelles de fantasy et de science-fiction, ainsi que de biographies d’écrivains de fantasy. Il est connu pour son travail de continuation de la saga Conan le barbare de Robert E. Edward.
4 Necronomicon serait une œuvre écrite au VIIIe siècle à Damas par un poète dément du nom d’Abdul Alhazred. Il n’en existe aucune trace, sauf dans plusieurs nouvelles de H.P. Lovecraft (apparaissant pour la première fois en 1922 dans la nouvelle The Hound – Le Molosse). Il écrira d’ailleurs en 1936 une Histoire du Necronomicon. Livre de magie et d’invocations autour de la mort et de la survie, ce serait aussi « une source importante de la connaissance et des croyances diaboliques autour du “mythe de Cthulhu” et des “Grands Anciens” qui colonisèrent la terre avant l’existence de l’homme » (Stéphane Mahieu). Lovecraft n’a jamais caché avoir inventé cet ouvrage, pourtant certains croient en son existence, et lui vouent un culte qui en fait un mythe littéraire.
Guy Bennett, Œuvres presque accomplies, (trad. Frédéric Forte et l’auteur), L’Attente, 2018, 118 p., 11€.