(Note de lecture), Franck Venaille, L'Enfant rouge, par Marc Blanchet

Par Florence Trocmé

C’est un territoire et c’est une disparition. La rue Paul-Bert est l’espace sans cesse visité et revisité au sein du livre posthume de Franck Venaille. Un espace qui est celui d’une enfance vers laquelle le poète se porte. La remémoration lui fait rencontrer un moi-de-onze-ans comme elle nous fait éprouver un auteur au seuil d’un départ définitif. Le livre allie ainsi cette conscience entre un passé que l’écriture réinvente et fantasme, retrouve et perd dans le même mouvement, et une solitude à l’œuvre au moment où Venaille entreprend ce récit, solitude qui est la conséquence de cette enfance qui ne s’embrasse dans aucune totalité, n’apparaît qu’en échos, en boucles, en soudainetés. Il ne s’agit pas d’un adieu, plutôt d’une perception accrue qu’une pratique de l’écriture poétique a rendue encore plus exigeante dans ses recherches, et même dans ses inventions : ne connaître aucun contentement, faire que le vers, ou ici la prose, demeure en alerte, soit d’une vivacité qui exclue toute facilité formelle, tout ronflement lyrique. L’Enfant rouge de Franck Venaille est une narration où se jointent et se disjointent les liens qu’opère la mémoire ; elle précise des rues, des quartiers, elle raconte une époque, mais navigue sans cesse dans le temps, jusqu’à brouiller les lignes convenables d’un récit, et en éconduisant une prose poétique qui confonde vérité de soi et saveurs des souvenirs. On apprendra donc qu’enfant Franck Venaille évolue parmi ces rues populaires, que le communisme qu’il découvre méritera toujours mieux que les dogmes et les terreurs qu’il impose ou imposera, que la rue Paul-Bert permet de rencontrer « les doubles de soi-même », et qu’en somme, ou à nouveau, « un communiste triste » n’est pas « un triste communiste ». On y voit aussi, dans une concentration d’écriture rare dans la littérature d’aujourd’hui, s’y déposer les strates d’une époque (les matières des bistrots, des métiers, des odeurs et des ragots) et l’espoir, pour les autres et pour soi, d’un changement du monde qui passerait par une brisure effective des classes sociales. L’Enfant rouge est tout cela, et plus encore dès lors que l’on laisse la parole à Franck Venaille : un rythme effréné, une vitalité insolente, une originalité stylistique intimidante s’y font voir dans un mélange émouvant d’intimité personnelle et de confrontation au siècle. La poésie devient alors – à travers la trame de cette enfance populaire – la possibilité d’un langage autre, une parole à l’envers des devoirs, un affranchissement qui puisse accueillir l’Histoire qui porte l’espèce humaine de convulsion en convulsion, et, au cœur de ces enjeux, les ruminations et les expériences d’un homme. Au dénombrement des rues et des existences de L’Enfant rouge, s’ajoute celui d’un individu qui forge sa foi dans un rapport complexe au parti communiste ; il s’en éloigne à mesure que sa connaissance d’autrui s’enrichit. Mouvement double, contrarié, qui traverse ces pages et met en lumière une fidélité difficile, qui raconte ce désir d’être du nombre en respectant aussi bien ceux qui le composent que soi. Cette fraternité mise à rude épreuve, le football, via l’amour de l’équipe le Red Star, en est une autre forme. La rumeur du monde n’est pas uniquement dans une traversée idéalisée des pays et des cultures, elle se fait parfois mieux entendre dans les vivats d’un stade que dans des meetings. Ces multiples perceptions et réflexions déploient les harmoniques d’une vie à laquelle manque une fréquence plus heureuse, plus subtile – une voix autre qui se ferait entendre, et permettrait de passer d’une réalité commune à une réalité supérieure. C’est le merle noir Avril. Il est par son détachement terrestre la condition parfaite pour dédoubler la conscience et entamer un dialogue avec soi. Il permet à moi-de-onze-ans de poser une interrogation et sa perspective en lame de fond de ce livre comme d’un vaste travail d’écriture poétique d’ensemble : « Quelle est la fonction du langage ? — Dire la totalité d’une expérience, répond Avril. » Parmi les bribes d’une mémoire toujours recomposée, qui se défait parfois (et joue de ces défaites), le récit instruit, au revers de ses soubresauts et allers-retours dans le temps, une narration qui essaie de ne pas trahir cette « totalité d’une expérience », devenue, malgré les difficultés de l’écriture, la vérité multipliée en preuves que sont les livres de Franck Venaille. L’Enfant rouge est la traversée d’un temps révolu comme la mise en présence pour le lecteur d’une vérité existentielle qui passe de manière inaltérable par une pensée politique. Jusqu’à ce que l’Histoire rende veuf de son enfance l’enfant rouge, avec un glaçant « SOLDAT », interpellation finale qui nous mène droit vers la guerre d’Algérie ; et qui par les ouvrages qui en résultent nous porte à l’intérieur de l’œuvre de Franck Venaille, d’Algeria à La Descente de l’Escaut, du Tribunal des chevaux au Requiem de Guerre, jusqu’à cet Enfant rouge dont Franck m’avait dit, un an avant son décès en août 2018 : « Je termine ce livre et je me prépare pour le grand voyage. » Je lui avais alors répondu : « C’est mieux quand tu es là. » Grand voyage et présence définitive : nous voici pour toujours en compagnie de Franck Venaille. Nous sommes embarqués.
Marc Blanchet

Franck Venaille, L’Enfant rouge, Mercure de France, 2018, 112p, 12,50€
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